«Je ne fais pas des films avec des idées»

La Porte du Paradis
De Michael Cimino (1981, EU, 3h36) avec Kris Kristofferson, Christopher Walken...

Cette semaine, l’Institut Lumière termine sa rétrospective consacrée à Michael Cimino avec la version restaurée de La Porte du Paradis, supervisée par Cimino lui-même. Entretien avec cette légende vivante du cinéma américain. Propos recueillis et traduits par Christophe Chabert

Quelle est l’importance pour vous de cette ressortie de La Porte du Paradis ?
Michael Cimino : C’est n’est pas une reprise au sens classique du terme. Cette version est plus qu’une version restaurée, c’est une version améliorée, au niveau du son, de l’image, des couleurs, du montage. Je la vois comme LA sortie du film.

Il y a donc encore des différences avec la précédente version de 220 minutes ?
Oui, car celle-ci a été entièrement refaite en numérique. Il y a des choses que j’ai pu faire en numérique qui étaient impossibles il y a trente ans. Cela donne une clarté que vous n’avez jamais vue auparavant. Certains passages ont l’air d’être en 3D, notamment parce que j’ai utilisé un objectif 30 mm qui permet de voir les détails à l’infini. C’est grandiose pour les paysages, mais aussi pour les gros plans, car ça leur donne un aspect monumental. À l’époque du tournage de La Porte du Paradis, on devait passer par un laboratoire optique pour effectuer des changements sur l’image et cela pouvait durer trois semaines ou un mois. Maintenant, il suffit d’appuyer sur un bouton et le résultat est instantané. C’était un gâchis absolu de temps. Je finissais épuisé dans la salle de montage à y passer vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept. C’est incroyable, aujourd’hui, on peut faire en trois heures ce qui en prenait vingt ! Le résultat donne d’ailleurs le sentiment que le film vient d’être tourné, qu’il ne s’agit pas d’un vieux film, même si c’est un film d’époque.

Souvent, on parle du film comme d’un «western marxiste». Êtes-vous d’accord avec cette définition ?
Non, car je ne fais pas des films avec des idées ou avec de la politique, je fais des films sur des gens. C’est la seule chose qui m’intéresse, c’est comme ça que j’écris.

Pensez-vous alors au genre ?
Non. Je suis autodidacte, je n’ai pas fait d’école de cinéma, j’ai étudié l’architecture, comme Antonioni. Enfin, lui était un critique d’architecture… Pour moi, tout commence et finit par les personnages. Une des raisons qui font que les acteurs aiment travailler avec moi, même si le film ne remporte pas de succès, c’est que toute mon énergie passe dans le fait qu’ils soient bons à l’écran. Si on fait un film sur une idée, qu’elle soit philosophique, politique, ou qu’elle ait un rapport au genre, ce film va vieillir très vite. C’est un mauvais choix. C’est comme faire des films à partir des films des autres. J’ai connu un cinéaste qui passait ses jours et ses nuits à regarder Le Conformiste de Bertolucci, en espérant y voler quelque chose. On n’apprend rien en faisant ça. Les Cahiers du Cinéma ont inventé ce terme d’«auteur» [en Français dans le texte], mais être réalisateur ne fait pas de vous automatiquement un «auteur». Si vous avez écrit un scénario original, que ce sont vos mots et qu’ils viennent de votre vécu, pas de votre cinéphilie, vous pourrez être appelé un «auteur». C’est une erreur des Cahiers d’avoir créé ce culte du réalisateur que je déteste.

Mais vous avez inventé des choses que personne n’avait jamais osé avant. Par exemple, aucun cinéaste n’avait créé une telle interaction entre les figurants et les comédiens, comme dans la scène du mariage de Voyage au bout de l’enfer ou les scènes de bal de La Porte du Paradis
Je déteste le mot figurants. C’est un mot inhumain. Ce sont des personnes ! Dans Voyage au bout de l’enfer, toutes les personnes présentes à la cérémonie de mariage sont d’authentiques Russes et Ukrainiens venus de trois paroisses de cette zone sidérurgique en Pennsylvanie. Ils ont fait ce qu’ils auraient fait à n’importe quel mariage. À la fin de cette séquence, il y avait un vieil homme assis sur la scène ; il avait une bière à la main — j’avais dit à tout le monde de boire et de manger autant qu’ils le voulaient — et il pleurait. Je lui demande pourquoi il pleure, et il m’a répondu simplement : «C’était un si beau mariage…». L’émotion était vraie. Pendant la scène de l’évacuation de Saigon, nous avions 9000 véritables autochtones, sur des kilomètres et des kilomètres, vous les voyez quand De Niro remonte la rivière. J’ai vu ce film, Troie, et on y voit ces milliers de figurants numériques dans les bateaux ; mais les Troyens n’ont jamais eu autant de bateaux ! Les gens se sont habitués à ces mensonges, mais dans Voyage au bout de l’enfer, La Porte du Paradis ou L’Année du dragon, vous ne trouverez jamais ce type de choses. Il n’y a pas de trucages, il y a des interactions entre des personnes sur l’écran, et c’est cela qui émeut les gens à l’arrivée. Avant de faire pleurer le public, il faut d’abord l’avoir fait rire. Spielberg me demandait : «Michael, comment as-tu fait pour mettre autant de tension dans la scène de la roulette russe de Voyage au bout de l’enfer ?». Je lui ai dit que ce n’était pas lié à la scène de la roulette russe, mais que cela provenait de celle du mariage une heure avant. Vous aimez ces gens, vous ne voulez pas qu’il leur arrive quelque chose.

Il faut du temps pour créer ce réalisme…
On ne crée jamais de réalisme. On ne crée qu’un avatar de réalisme !

La Porte du Paradis
À l’Institut Lumière, du 27 février au 3 mars

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