L'Autre Oncle Sam

Qui, du nihilisme de son auteur ou de son ressentiment vis-à-vis d’une industrie hollywoodienne n'ayant cessé de le rudoyer, a entraîné le cinéma de Sam Peckinpah sur une pente d’amertume qui fait aujourd’hui encore toute sa modernité ? Réponse grâce à la rétrospective que lui consacre l’Institut Lumière… Christophe Chabert

Au cœur d’un des plus beaux films de Sam Peckinpah, Apportez-moi la tête d’Alfredo Garcia, on trouve une séquence qui étonne à chaque nouvelle vision. Tout commence par une fusillade entre l’anti-héros Benny (Warren Oates, acteur fétiche et alter ego parfait du cinéaste) et deux tueurs poursuivant le même but que lui : retrouver Alfredo Garcia, séducteur mexicain qui a eu le malheur de mettre enceinte la fille d’un riche propriétaire terrien, affront que celui-ci ne digère pas et qui le pousse à mettre sa tête à prix. S’ensuit un pur moment de mise en scène à la Peckinpah où la violence est déconstruite par des ralentis qui créent deux temporalités désynchronisées — il y a ceux qui meurent et celui qui survit.

Mais le cinéaste place un addendum inattendu à la scène : un des deux tueurs se rapproche de l’autre à l’agonie et murmure son nom avec des sanglots dans la voix. Au-delà de la révélation de leur homosexualité, c’est ce moment de tendresse désespérée qui saisit le spectateur. Apportez-moi la tête d’Alfredo Garcia (1974) pousse le nihilisme de Peckinpah jusqu’au point où la déliquescence du monde y suinte de partout : corruption, vengeance, absurdité des actes et gratuité des motifs, jusqu’à ce Mexique qui patauge entre traditions archaïques et modernité anarchique, tout comme le film oscille entre western, road movie et film noir… Peckinpah remâche son aigreur, fruit de ses déboires hollywoodiens, mais trouve encore une place pour l’amour au milieu du chaos.

Fusillades sans code d’honneur

Le divorce entre le cinéaste et le système remonte à loin. Formé à la télévision, Peckinpah arrive au cinéma par la porte du western avec The Deadly companions (1961) puis surtout le beau Coups de feu dans la Sierra (1962). Son approche, dans la forme, est encore classique : pas de déchaînement de violence ni de ralentis lyriques. En revanche, le film montre des cow-boys vieillissants aux desseins peu glorieux — convoyer de l’or pour une banque — et dont le code d’honneur vacille.

Dès Major Dundee (1965), Peckinpah commence à flanquer des coups de pieds dans la mythologie de l’ouest américain : l’expédition punitive menée à la fin de la guerre de Sécession par le Major — Charlton Heston — contre une tribu indienne, ennemi commun qui fait taire les divisions profondes entre l’Amérique sudiste et les Yankees du Nord, montre une nation dont la fondation porte le sceau de la violence et de la guerre. Foncièrement sombre, cette vision-là ne passe pas auprès de la production qui oblige Peckinpah à en revoir le montage.

Vient alors La Horde sauvage (1968), comme une réponse à cette déconvenue : puisqu’Hollywood ne veut pas regarder la face cachée de ses héros, il devra contempler la grandeur de ses salauds. En l’occurrence une bande de desperados poursuivis par un chasseur de primes en sursis qui a trente jours pour faire tomber le chef du gang, Pike, son ancien associé. Dans les premières images, Peckinpah filme des enfants qui font brûler un scorpion. L’innocence devient cruauté, la pulsion de jeu est rattrapée par l’instinct de mort ; quelques minutes après, le sang inondera l’écran comme un lien de cause à effet, dans ce qui reste comme LE morceau de bravoure du cinéma de Peckinpah. Sans foi ni loi, l’Ouest de La Horde sauvage est sale, brutal, peuplé de traîtres et de salopards ne cherchant que le vice et l’argent.

Pat Garrett et Billy le Kid (1973), son deuxième chef-d’œuvre, en offre une variation folk et mélancolique : l’amitié y est mise à l’épreuve de la loi, mais la rage de La Horde sauvage laisse place à d’infinis regrets. L’Ouest y est déjà un souvenir embrumé, lointain, comme le genre auquel on va venir greffer, pour définir l’approche de Peckinpah, l’adjectif "crépusculaire".

L’homme, ce sauvage…

Le nihilisme du cinéaste trouve pourtant sa pleine expression ailleurs que dans le western. Notamment dans Les Chiens de paille (1971), film extrême tourné en Irlande avec Dustin Hoffman dans le rôle principal, où un intellectuel américain doit faire face à la sauvagerie de villageois déchaînés contre cet étranger qui a le tort de vouloir protéger un simple d’esprit menacé de lynchage. Il devra, lui l’homme instruit et cultivé, avoir recours à la même sauvagerie pour sauver sa peau.

Pour son dernier film, Osterman Week-end (1983), cette vision pessimiste de la nature humaine s’exprime à travers la mise en cause de l’image elle-même. Manipulée et manipulable, elle est omniprésente et Peckinpah ne cesse de la remettre en question. Dans un geste hallucinant, c’est finalement ses propres images qui finissent par trahir les personnages, sa caméra qui les trompe et sert de preuve à leur complot. Comme si le cinéma lui avait joué un sale tour et qu’il retournait contre lui sa rancune. Quelques mois après la sortie du film, cet amateur de bagarres et de boissons passait l’arme à gauche, mais une arme encore chaude et fumante.

Rétrospective Sam Peckinpah
À l’Institut Lumière jusqu’au 7 juillet

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