Cannes - Jour 7. Le Queer lui va si bien...

"Behind the candelabra" de Steven Soderbergh. "As I lay dying" de James Franco. "Grigris" de Mahamat-Saleh Haroun. "Les Salauds" de Claire Denis.

Judicieusement placé en plein milieu de la compétition, le dernier film (le dernier ?) de Steven Soderbergh, Behind the candelabra, nous a redonné de l’énergie pour terminer le festival. C’est un film champagne mais c’est aussi, comme Gatsby et La Grande Bellezza, un film qui inclut dans son programme sa propre gueule de bois. Pourquoi Soderbergh tenait-il tant à ce biopic du pianiste excentrique et homo Liberace, sorte de Clayderman de Las Vegas, certes talentueux mais surtout très doué pour faire la retape de sa propre image, showman avéré mais dont la vie privée a été soigneusement falsifiée pour ne pas effrayer son fan club de mamies pudibondes. C’est par cet angle (mort)-là que Soderbergh choisit de raconter Liberace : son jeune amant Scott, tombé sous le charme de ce sexagénaire qui refuse de vieillir et qui va le transformer en portrait de Dorian Gray vivant ; pendant qu’il rajeunit à coups de liftings, Scott vire freak à force de régime californien à base de dope médicalisée, puis de substances illicites.

Soderbergh ne cache rien de la monstruosité de leurs rapports, de l’égocentrisme odieux de Liberace et de la dépendance multi-supports de Scott. Pourtant, il y a une vraie tendresse pour ce couple queer, tout comme il y a une fascination amusée à décrire le kitsch dans lequel ils vivent, cette culture du mauvais goût dont le film fait à la fois son environnement et son sujet secret. Au début, Scott se demande comment le grand public peut supporter un spectacle aussi manifestement gay que celui de Liberace. Son pote lui dit qu’en fait, ils ne s’en rendent tout simplement pas compte. Autrement dit, le signe de reconnaissance ne fonctionne que pour la communauté elle-même ; les hétéros, eux, se voilent obstinément la face. C’est ce qui entraîne la tragédie du film, d’autant plus puissante qu’elle reste longtemps planquée derrière l’absolue vitalité du storytelling : Soderbergh montre une génération d’homos qui sont passés directement du placard au cercueil, SIDA oblige.

Délaissant ses expérimentations récentes, Soderbergh met sa mise en scène — très belle, cela étant — au service de son récit et, surtout, de ses acteurs. Le plaisir manifeste avec lequel Michael Douglas incarne Liberace tient de la révélation tardive ; cet acteur, longtemps cantonné à n’être qu’une mâchoire serrée et un sourcil levé, est donc capable de fantaisie, d’autodérision et même d’une sidérante mise en abyme de sa propre intimité. Liberace veut faire de Scott à la fois son fuck buddy, son compagnon, son fils adoptif et son double : cela fait beaucoup pour un seul homme, et on comprend, le temps d’une troublante séquence de chirurgie esthétique où Scott / Damon se fait poser une fossette au menton, que Douglas a sans doute vu dans Liberace un alter-ego de son propre père, dont il est devenu le sosie et dont il a dû subir la présence tutélaire et longtemps tyrannique. Sans parler de l’addiction sexuelle du pianiste, pas très loin de celle de l’acteur… En tout cas, la performance (c’en est une, au meilleur sens du terme) de Douglas est hautement réjouissante, et le Prix d’interprétation masculine semble lui tendre les bras.

Quand un acteur américain passe derrière la caméra, c’est rarement pour y dire moteur-action bien avachi dans sa chaise de réalisateur — les comédiens français qui s’improvisent metteurs en scène se reconnaîtront. James Franco en fournit un nouvel exemple avec As I lay dying, présenté à Un certain regard. Franco mouille sérieusement le maillot avec cette adaptation casse-gueule de Faulkner, tournée les pieds dans la boue avec de tous petits moyens et un appétit de cinéma qui demandera, à l’avenir, à être canalisé, mais qui trahit une sincérité totale de sa part.

As I lay dying est un cas assez rare d’œuvre à la fois épurée et sophistiquée, entièrement soutenue au tournage par le respect du texte et l’engagement des comédiens, puis reconstruite au montage grâce à un dispositif en split-screen où Franco colle dans le même cadre le dialogue et l’émotion de l’acteur, puis l’action et le monologue intérieur du personnage. Ce parti-pris impressionne dans un premier temps, mais son systématisme finit par lasser, et on aurait aimé que Franco se débarrasse de cette béquille pesante pour raconter avec encore plus de nudité son histoire. En tout cas, il fallait oser cette littéralité — ou, comme on disait au début des Cahiers du cinéma, cette «littérarité» — et ce minimalisme, à l’opposé de tout plan de carrière commerciale. D’ailleurs, on pense parfois aux essais d’Al Pacino en tant que metteur en scène — la pédagogie en moins — qui lui non plus n’a jamais vraiment cherché à les montrer au grand public.

Dans ce Cannes toujours inégal, on dira quelques mots sur deux films qui, chacun à leur manière, sont venus remplir une case bien spécifique du festival. Grigris de Mahamat-Saleh Haroun était le seul film africain de la compétition, et le moins que l’on puisse dire est que le cinéaste n’arrange pas son cas après son précédent Un homme qui crie. Grigris a les mêmes défauts : scénario simpliste, acteurs médiocres et mise en scène rudimentaire, où chaque scène apporte son information, et hop, on passe à la suivante. Même le corps de son acteur principal, avec sa jambe morte et molle qui lui permet de devenir un danseur spectaculaire et révéré dans les clubs tchadiens, n’est finalement qu’un gadget, Mahamat-Saleh Haroun lui préférant un polar social poussif et mal branlé, doublé d’une histoire d’amour là encore très attendue. On trouve ainsi dans Grigris la poursuite en voiture la moins trépidante de l’histoire du cinéma, et une scène finale où l’amateurisme des figurantes pine instantanément toute émotion.

Enfin, on ne peut conclure ce billet sans dénoncer l’escroquerie que constitue Les Salauds, le dernier film de Claire Denis. Que l’on éprouve une affection moyenne pour son cinéma en général est un euphémisme ; mais qu’elle se retrouve à panouiller une telle aberration, cela tient de l’inimaginable. On le disait avant le festival : il y a vraiment trop de films français dans les diverses sélections, et comme notre cinéma produit rarement plus d’une dizaine de films intéressants par an, on se doutait bien que les vingt présents à Cannes n’allaient pas aboutir à un miracle de créativité. Celui de Denis aurait mérité d’aller gentiment s’éteindre du côté de Locarno, sans doute plus à même de faire ses gorges chaudes d’un film manifestement en roue libre, fruit d’un montage qui sent le craquage intégral.

On ne comprend quasiment rien à ce que Les Salauds raconte, et on peine même à deviner les intentions de Claire Denis — qui, pourtant, n’en est généralement pas avare. Tout au plus voit-on un Vincent Lindon hébété (l’acteur autant que le personnage) se transformer en justicier pour aller buter l’assassin de son frère et baiser sa femme au passage. En guise de gimmick, on voit aussi la jolie Lola Creton errer nue en talons aiguilles sur une route, le vagin ensanglanté — assez tôt dans le film, un médecin évoquera la nécessité d’une reconstruction dudit vagin, ce qui est un beau dialogue de cinéma. Et, cerise sur le gâteau, l’affaire se conclut par un snuff movie avec un magnifique épi de maïs en guise de godemichet.

Visiblement sous grosse influence Lost Highway (Michel Subor fait Dick Laurent, prière de garder son sérieux), convoquant la quasi-intégralité de ses fidèles à l’écran, découpant l’action en dépit de toute logique, Denis réalise ici une sorte de super film d’auteur ultra arrogant dont on est sorti furieux, avec le sentiment de s’être fait flouer dans les grandes largeurs. Seule consolation : Leos Carax, présent à la projection officielle, a eu droit à une ovation méritée. Faisons notre vieux cons : c’est sûr, Holy Motors, c’était autre chose que ce machin-là.

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