L'insolente jeunesse des vieux cinéastes

Alors que la rentrée cinéma est majoritairement dominée par des cinéastes entre 40 et 60 ans, deux octogénaires vont surprendre par la vigueur de leurs derniers opus, aussi inattendus que flamboyants de maîtrise : Woody Allen avec "Blue Jasmine" et Roman Polanski avec "La Vénus à la fourrure". Christophe Chabert

Une expression bien aimée de la critique française parle des «films tardifs» des grands cinéastes pour évoquer leurs derniers opus. Manière élégante de dire qu’ils sont comme les combats de trop d’anciens puncheurs n’ayant plus les jambes pour suivre le rythme imprimé par la génération montante et réclamé par un public avide de nouveautés. Si les exceptions ne sont pas rares — de John Huston à Kinji Fukasaku — on a pris cette habitude de regarder vieillir les metteurs en scène que l’on aime avec un mélange d’affection et d’affliction.

Or, en cette rentrée 2013 riche en événements, ce sont deux cinéastes ayant dépassé les quatre-vingts printemps qui vont frapper très fort, et montrer que le talent, mieux que les cellules, se régénèrent au contact de défis inédits dans leur carrière.

Deux cinéastes nomades

En même temps, quoi de plus différent que Blue Jasmine de Woody Allen et La Vénus à la fourrure de Roman Polanski ? Et quoi de commun entre les deux cinéastes — à part, diront les mauvais esprits, les scandales de mœurs auxquels ils ont été mêlés ? Allen enchaîne tel un métronome un film par an, au risque pas toujours évité de la routine lassante, qui a même fini par toucher sa période "touristique" dans les grandes capitales européennes — Londres, Barcelone, Paris, Rome ; Polanski, lui, a mené une carrière nomade et accidentée, de la Pologne à l’Angleterre, avant d’arriver à Hollywood et d’en repartir dans les circonstances que l’on sait, direction la France.

Autant Allen a inventé son propre style, imité par une infinité de cinéastes américains, même s’ils n’en retiennent souvent que la part la plus évidente et la moins aventureuse formellement, autant Polanski s’assume en héritier hitchcockien, retrouvant l’efficacité du maître en y adjoignant ses propres obsessions — enfermement, perversité, paranoïa. Le nom de Polanski est associé à des films cultes — Le Bal des vampires, Rosemary’s baby, Chinatown, Le Locataire, Le Pianiste — qui éclipsent des pans pourtant passionnants de son œuvre — les sous-estimés Pirates, Lunes de Fiel ou son adaptation audacieuse de Macbeth ; on trouve des films emblématiques chez Allen — Annie Hall, Manhattan, Hannah et ses sœurs, Crimes et délits, Maris et femmes, Match point — mais ses admirateurs savent que c’est dans les marges de ce parcours obligé qu’on trouve aussi les expériences les plus passionnantes du metteur en scène — de Zelig à Harry dans tous ses états ou Whatever works.

Troubles jeux

Leurs nouveaux films dégagent pourtant un même parfum de remise à zéro, chacun à leur manière. Blue Jasmine ramène Woody Allen sur le sol américain, mais dans une ville qu’il n’avait encore jamais filmée, San Francisco ; c’est aussi son premier portrait de femme depuis Alice, c’est-à-dire depuis l’époque Mia Farrow ; c’est enfin un objet insituable dans le balancier qu’il aime opérer entre la comédie et la tragédie. Le ton du film est à l’image de l’humeur, fantasque mais aussi profondément névrotique, de son héroïne, une géniale Cate Blanchett à qui l’oscar tend les bras : à la fois léger et extrêmement cruel. S’y opèrent des glissements de temporalité qui viennent rectifier les soliloques incessants du personnage sur lui-même, et la faire passer de victime à bourreau, le tout dans un ballet social qui rappelle le propos de Match point.

Une femme est aussi au cœur de La Vénus à la fourrure, une actrice ingénue, un peu idiote, qui vient passer une audition pour une pièce inspirée du roman éponyme de Sacher-Masoch. Elle se retrouve face à un auteur-metteur en scène pétri de certitudes, qui finit par se prendre au jeu et lui donner la réplique, fasciné par la transformation de l’écervelée en comédienne talentueuse. Le huis clos strict du film, réduit à deux acteurs — Amalric et Emmanuelle Seigner, tous deux incroyables — sonne non pas comme une contrainte, mais comme un challenge pour Polanski. Pourtant habitué à ce genre de défis — son précédent Carnage reposait sur un principe similaire — il trouve dans la pièce de David Ives un matériau infiniment malléable dans lequel il peut faire entrer tout son cinéma : de Cul-de-Sac à Lunes de Fiel en passant par Le Locataire et même La Neuvième porte, dont il refait de manière flamboyante le final raté, Polanski semble jouer de son espace réduit pour ouvrir des abîmes de spectacle, de sens, de plaisir et de sidération.

C’est en définitive le point commun de ces deux grands films, qui pour le coup arrivent à point nommé pour rappeler l’importance d’Allen et Polanski dans le cinéma mondial : ils font une confiance absolue dans l’intelligence du spectateur, l’invitant sans arrêt à participer aux dispositifs ludiques qu’ils inventent. La jeunesse de Blue Jasmine et de La Vénus à la fourrure tient à cela : ils croient qu’il n’y a pas d’âge pour jouer, mais que la maturité autorise à s’adonner à des jeux cruels et pervers.

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