Gravity

Gravity
D'Alfonso Cuarón (ÉU-GB, 1h30) avec Sandra Bullock, George Clooney...

En propulsant le spectateur en apesanteur aux côtés d’une femme perdue dans l’immensité sidérale, Alfonso Cuarón ne réussit pas seulement une révolution technique, mais donne aussi une définition nouvelle de ce qu’est un film d’auteur. Et marque une date dans l’Histoire du cinéma. Christophe Chabert

Le silence, la Terre, et un panoramique excessivement lent, comme si la caméra elle-même flottait dans l’espace. On distingue ensuite une silhouette lointaine dans un scaphandre, tournant autour d’une station spatiale arrimée au satellite Hubble, en cours de réparation. Mission de routine pour ces astronautes américains ; l’un, Matt Kowalsky, chevronné et effectuant sa dernière sortie — un Georges Clooney égal à lui-même, c’est-à-dire dans un professionnalisme hawksien et une décontraction absolue — l’autre, Ryan Stone, passant pour la première fois du laboratoire aux travaux pratiques dans l’immensité spatiale — Sandra Bullock, fabuleuse, transmuée par un rôle qui la pousse vers une gamme complète d’émotions.

D’ailleurs, durant cette introduction déjà furieusement immersive, le dialogue, remarquablement écrit, cherche une simplicité que l’on retrouvera dans la ligne claire de son récit et relève du badinage ordinaire ; Stone supporte mal le tangage lié à l’apesanteur, Kowalsky raconte des histoires sur sa jeunesse et sa femme, un troisième astronaute s’amuse à faire des pirouettes et Houston — Ed Harris, une voix sans visage — guide la mission en se mêlant aux plaisanteries de Matt.

Alfonso Cuarón offre alors un ballet élégant de corps délestés de toute gravité, dans leurs mouvements comme dans leur expression, évoluant dans un décor sans limite que la caméra de son fidèle chef opérateur Emmanuel Lubezki explore à 360 degrés, libre elle aussi. Puis vient l’incident : les débris d’une station spatiale russe se dirigent vers l’équipage et menacent de causer des dégâts catastrophiques.

Peur primaire et cri primal

Il faut préciser que durant ces 15 premières minutes qui passent de la sidération à la terreur, Cuarón ne pratique aucune coupe de montage : c’est un plan-séquence stupéfiant qui enfonce ce que le cinéaste avait réussi dans son déjà impressionnant Les Fils de l’homme. Cette quête du plan unique et du temps réel est exceptionnelle techniquement, mais elle fonde surtout l’approche du cinéaste face à son sujet : un réalisme absolu fondé sur une suspension d’incrédulité complète du spectateur, qui oublie la fabrication du film pour vivre intensément l’expérience qu’on lui propose.

D’ailleurs, Gravity n’est pas, contrairement aux apparences, un film de science-fiction ; c’est une fiction se déroulant de nos jours dans l’espace. Cuarón ne fait jamais appel à l’anticipation ni, conséquence logique de sa démarche, à la transcendance métaphysique telle que Kubrick l’a envisagée dans 2001. Le réalisme de Gravity vise aussi à s'approcher de l’essence des émotions humaines les plus primaires : effroi, désespoir, deuil et, visée ultime de l’édifice, sensation de renaissance. Car si Ryan Stone s’enfonce dans le cosmos en puisant dans ses ultimes réserves d’oxygène, sa dérive et son asphyxie avaient commencé longtemps avant, sur Terre, dans sa voiture, le long d’une route où elle tentait d’oublier la mort de sa fille.

La richesse visuelle de Gravity tient ainsi autant à sa manière de repousser les frontières figuratives du spectacle qu’à sa capacité à faire surgir un sous-texte de la matière même de ses images : c’est ce cordon ombilical qui relie Stone et Kowalsky, ce moment où Stone, enfin à l’abri dans un Soyouz russe, se dépare de sa combinaison et s’endort brièvement dans une position fœtale, ou encore cette séquence, bouleversante, où elle laisse couler des larmes qui vont à leur tour flotter dans l’espace comme des gouttes de rosées en lévitation.

Unique

En cela, non seulement Cuarón redéfinit en profondeur l’idée admise du blockbuster, livrant un cas unique de prototype achevé, ouvrant une brèche tout en y installant un monde abouti, mais il prolonge surtout les thèmes les plus personnels de sa filmographie. À savoir, l’idée que la femme est l’avenir de l’homme, puissance créatrice dotée d’un instinct de vie et source d’un espoir fondateur. La MILF atteinte d’un cancer qui choisissait d’effectuer un dernier road trip avec deux ados dans Y tu mama tambien et la jeune noire qui se découvrait première femme enceinte de l’humanité depuis 18 ans dans Les Fils de l’homme, sont les deux précédents visages de Ryan Stone.

Dans un ultime tour de force, Cuarón synthétise tout cela par un nouveau plan séquence admirable, mais nettement plus discret : il y fait descendre son héroïne aux confins de la solitude et du renoncement, pour ensuite lui donner la force de chercher une dernière issue pour survivre. Pour passer de l’un à l’autre, Cuarón prend un risque, celui de briser une fois, une seule, la stricte vraisemblance des événements qu’il décrit. Mais c’est justement par le continuum temporel, cette loi du plan unique qui, soudain, n’est plus un gage de réalisme mais une ouverture vers l’onirisme, qu’il parvient à hisser Gravity encore au-dessus de ses précédents chefs-d’œuvre.

Cuarón réconcilie ainsi les frères Lumière et Georges Méliès, L’Arrivée du train en gare de la Ciotat et Le Voyage dans la Lune, l’observation du réel et la plongée dans l’imaginaire, le cinéma du spectacle et le film d’auteur intime, l’émotion esthétique et l’émotion romanesque. Pour tout cela, et mille autres choses, Gravity est bien une date dans l’Histoire du cinéma.

Gravity
D’Alfonso Cuarón (ÉU, 1h31) avec Sandra Bullock, George Clooney…

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