Snowpiercer

Snowpiercer, le transperceneige
De Bong Joon Ho (Corée du Sud, 2h05) avec Chris Evans, Song Kang-Ho...

Après "The Host" et "Mother", Bong Joon-ho frappe à nouveau très fort avec cette adaptation cosmopolite d’une bande dessinée française des années 80, récit d'anticipation se déroulant dans un train tournant sans fin autour d’un monde rendu à l’ère glaciaire. Épique et politique, une fable très sombre d’une grande intelligence dans son propos comme dans sa mise en scène. Christophe Chabert

Même après sa fin, le monde continue de tourner. Enfin, pas exactement, car ce sont plutôt les humains qui le peuplent, derniers survivants d’une hasardeuse expérience scientifique ayant plongé la planète dans une nouvelle ère glaciaire, qui en sont réduits à faire des révolutions à bord d’un train-arche en mouvement perpétuel. La révolution, à l’autre sens du terme, couve dans les wagons de queue, où sont stockés dans des conditions de salubrité dégradantes les miséreux, à qui l’on enlève leurs enfants pour les emmener dans les wagons de tête, ceux des nantis.

Bong Joon-ho, génial cinéaste sud-coréen de The Host et de Mother, a trouvé dans Le Transperceneige, BD française culte parue dans les années 80, cette cruelle métaphore d’une lutte des classes qui survit à l’apocalypse, repensant l’habituelle distribution verticale des rôles (les riches en haut, les pauvres en bas) dans une habile horizontalité. C’est à peu près tout ce qu’il a gardé du récit original, se laissant toute liberté créative pour raconter une histoire qui lui est propre et inventer une mise en scène où le spectateur irait de surprises et surprises, lui empêchant d’avoir un train (ou plutôt un wagon) d’avance sur son anti-héros.

Les damnés du rail

Car parmi les gueules noircies par la crasse qui hantent ces damnés du rail, Bong en choisit un, Curtis, pour être le Spartacus de cette futuriste révolte des esclaves. Or, Curtis est tout sauf un leader-né ; à l’image d’un film qui refuse toute concession aux règles de l’entertainment hollywoodien, plus proche d’un certain cinéma d’anticipation des années 70, le spectacle en plus, ce protagoniste passe beaucoup de temps à refuser son statut, rongé par la culpabilité et le doute, pragmatique mais impuissant à porter une utopie. Chris Evans se coule parfaitement dans ce contre-emploi, tout comme il ne fait jamais figure de vedette américaine au milieu d’un casting international réunissant Tilda Swinton, Ed Harris, John Hurt et Song Kang-ho, acteur fétiche du cinéaste.

Dans le premier acte du film, Bong Joon-ho prend un autre risque qui s’avèrera payant : enfermer le spectateur dans un univers sombre, sans lignes de fuite, limitant ainsi ses valeurs de plan et sa mise en scène. Comme les personnages, on ne voit rien de ce qui se passe hors du train, et on ne sait pas plus à quoi ressemblent les autres wagons. C’est en définitive ce qui rendra ensuite le dispositif si excitant : au fil de la progression des insurgés, des univers se dessinent, des figures nouvelles apparaissent ; la découverte de l’imaginaire Snowpiercer se fait ainsi au rythme de l’action, libérant des possibilités assez folles pour la mise en scène, de plus en plus ample visuellement, jusqu’à un final vraiment sidérant de beauté plastique.

Un train peut en cacher un autre

Entre les deux, Bong Joon-ho ne se prive pas de rappeler d’où il vient : de cette fabuleuse nouvelle vague de cinéastes sud-coréens passionnés par les genres cinématographiques, mais qu’ils renouvellent par d’audacieuses ruptures de ton. Malgré le désespoir de son constat politique, malgré la violence de certaines séquences, Bong n’oublie jamais de placer de l’humour et du quotidien dans son récit. Cela tient en particulier au formidable personnage de Mason, gardienne de l’ordre social qui régit le fonctionnement du train ; génialement odieuse, d’une lâcheté à toute épreuve, c’est aussi une épatante composition physique de la part d’une Tilda Swinton déchaînée, avec ses grosses lunettes et ses ratiches jaunies et de travers. Dans un registre diamétralement inversé, mais pas moins efficace, le junkie laconique à qui aucune serrure ne résiste, Namgoong Minsoo, permet à Song Kang-ho d’exprimer une fois encore l’étendue de son expressivité burlesque.

Ce sens du contre-pied, magistral notamment dans l’épique baston entre les esclaves et des brutes cagoulés chargées d’arrêter leur progression, que le cinéaste interrompt le temps d’un inattendu moment d’embrassade pour la nouvelle année, permet aussi au film de dessiner une très judicieuse dialectique dans son propos politique. À la différence d’Elysium, film auquel on le comparera fatalement, Snowpiercer ne s’en tient pas à une opposition binaire et punk entre les puissants et les laissés pour compte, mais pose une symbiose nécessaire entre les extrêmes, un destin commun où les uns ne peuvent pas exister sans les autres quitte à provoquer leur destruction commune. Pessimiste en diable, Bong Joon-ho prouve ainsi qu’on peut faire du grand spectacle intelligent et lucide, sans compromis mais avec un réel point de vue d’auteur. Ce train-là, comme le monde d’aujourd’hui, avec ses inégalités et ses injustices, n’a pas fini de tourner dans notre esprit.

Snowpiercer
De Bong Joon ho (Corée du Sud, 2h03) avec Chris Evans, Tilda Swinton, Song Kang ho…

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