L'Amour est un crime parfait

L'Amour est un crime parfait
De Jean-Marie Larrieu, Arnaud Larrieu (Fr, 1h51) avec Mathieu Amalric, Karin Viard...

Derrière une intrigue de polar conduite avec nonchalance et un manque revendiqué de rigueur, les frères Larrieu offrent une nouvelle variation autour de l'amour fou et du désir compulsif. Si tant est qu'on en accepte les règles, le jeu se révèle assez fascinant.Christophe Chabert

Dans le campus suisse high tech où se déroule une partie de L'Amour est un crime parfait, débarquent à mi-film des spécialistes américains des techniques scénaristiques, venus à la pêche aux jeunes talents parmi les classes de lettres de l'université. Ce que Marc, le professeur de littérature incarné par un Mathieu Amalric frénétique, passant de l'exaltation à l'angoisse avec le même regard fiévreux, voit comme une menace. Plus tard, le même Marc, rejoignant son chalet isolé dans les montagnes enneigées, y découvre sa sœur Marianne (Karin Viard) avachie sur le canapé avec son rival Richard (Denis Podalydès), tous deux affublés de lunettes ridicules pour voir sur un écran plasma gigantesque la version 3D des Derniers jours du monde, le précédent film des frères Larrieu... Deux digressions sans rapport avec le récit policier qu'ils nous racontent, mais qui font office de plaidoyer pro domo rigolard envers leur méthode, peu soucieuse d'efficacité ou de rigueur narrative.

En cela, L'Amour est un crime parfait est peut-être le vrai descendant de cette Nouvelle vague à la fois conspuée, révérée et régulièrement pillée, inscrivant à l'intérieur du film son refus obstiné de la dramaturgie classique et du formatage contemporain... Clin d'œil ultime : examinant les boîtes aux lettres d'une résidence, Marc passe rapidement devant une étiquette "Godard-Straub", comme un discret parrainage de l'œuvre en cours : de l'ermite helvète, les Larrieu ont ramené l'humour tordu, le goût des citations et les bords du lac Léman ; chez l'austère Straub, ils puisent les paysages nus et les voix littéraires, qu'ils prennent soin de remettre chacun à leur place dans la mise en scène.

Chairs fraîches

Tout comme l'apocalypse des Derniers jours du monde était prétexte à raconter un amour fou au milieu d'une humanité prise d'une pulsion partouzarde et désespérée, l'intrigue de L'Amour est un crime parfait — tirée d'un roman de Philippe Djian, Incidences — ne cherche jamais à rentrer dans les clous du thriller. Il y a certes une étudiante disparue mystérieusement après avoir passé une nuit avec Marc, et un flic qui rode nonchalamment à la cafétéria de la fac, balises policières posées comme des conventions dans les contours du récit ; il y aura même une résolution, mais tellement expéditive qu'elle ne semble là que pour finir un film qui pourrait encore ouvrir d'autres parenthèses et explorer de nouvelles pistes.

Ce qui importe vraiment aux yeux des Larrieu, c'est la manière dont leur personnage principal va se débattre avec son propre désir jusqu'à en être à la fois l'agent et la victime, le séducteur invétéré se retrouvant face à des femmes qui, chacune à leur manière, reflètent et désarment sa névrose. Marc aime la chair fraîche, comme le loup qu'il verra passer à plusieurs reprises au cours du film, mais c'est une chair déjà mûre qui va dérégler ses sens et lui faire ressentir l'amour, le vrai : la belle-mère de la fille disparue, aussi mystérieuse qu'obsédante — Maiwenn, moins perdue qu'on ne l'aurait cru dans ce cinéma à l'opposé de celui qu'elle pratique comme réalisatrice.

Si bien que lorsqu'une jeune et fort jolie étudiante — Sara Forestier, en pleine et jubilatoire récréation — l'allume ouvertement, son donjuanisme compulsif se commue en impuissance feinte. Sans parler de la relation, incestueuse et encombrante, qu'il entretient avec sa sœur... Une fois de plus, les Larrieu prennent un plaisir manifeste à dénuder comédiens et comédiennes, assumant plus que jamais ce voyeurisme décomplexé qui est en définitive le vrai fil rouge de leur œuvre.

Dévêtir les helvètes

Tout cela est donc bancal, foutraque et, selon son degré d'empathie avec ce cinéma à l'artificialité revendiquée, truffé de faux raccords et de fausses pistes, sympathique ou intenable. Dans le premier cas, impossible de nier la manière dont les Larrieu savent utiliser leurs décors comme des éléments décisifs d'une mise en scène qui rappelle de plus en plus celle d'un Cronenberg. Les corps sont constamment placés dans des environnements froids aux lignes incertaines — le campus, dont l'architecte semble avoir supprimé tous les angles pour y substituer des espaces incurvés et en pentes, et où les murs sont remplacés par des vitres privant professeurs et élèves de toute intimité —, comme des projections de leur mental détraqué ou inquiet.

L'opulence suisse n'est ainsi jamais traitée comme une réalité sociale ou un signe extérieur de richesse, mais comme un monde aseptisé que les événements vont venir souiller de désirs incontrôlables. La séquence, étonnante, où Marc est soudain pris d'un saignement de nez aigu et d'un brutal mal de tête en est la meilleure illustration : comme si, pour les Larrieu, il fallait que les humeurs débordent et viennent maculer le blanc sur blanc qui leur sert de cadre, révélant ainsi une monstruosité dont ils sont à la fois les spectateurs fascinés et les auteurs pervers.

L'Amour est un crime parfait
D'Arnaud et Jean-Marie Larrieu (Fr-Suisse, 1h50) avec Mathieu Amalric, Karin Viard, Maiwenn, Sara Forestier, Denis Podalydès...

à lire aussi

vous serez sans doute intéressé par...

Mardi 16 mai 2023 D’un classicisme à peine bousculé, Jeanne du Barry suit les grandeurs et misères d’une courtisane ayant réchauffé le crépuscule d’un monarque. Maïwenn s’offre Johnny Depp, Versailles et le rôle-titre dans cette superproduction à la française taillée...
Mercredi 16 novembre 2022 Présenté en compétition au Festival de Sarlat après celui de Venise, le nouveau long-métrage de Roschdy Zem co-écrit par Maïwenn transcende le cadre d’un petit séisme intime pour atteindre à l’universel en embrassant la société avec générosité et...
Mercredi 16 novembre 2022 Incontournable sur les écrans depuis la rentrée, Roschdy Zem figure également à l’affiche de son sixième long-métrage en tant que réalisateur — sans doute son plus réussi —, une comédie dramatique sur le sens de la famille, parlant en creux de tout...
Mercredi 24 juin 2020 Axelle, Dominique et Conso, trois voisines du Nord de la France, franchissent la frontière belge chaque jour pour proposer leurs faveurs en maison close afin d’améliorer un ordinaire misérable. Les rêves en berne, l’usure morale le dispute à la...
Mardi 26 novembre 2019 Un couple de trentenaires parisiens épanouis recherche la perle rare pour s’occuper de leurs deux enfants afin que la mère puisse reprendre son activité professionnelle. Leur choix s’arrête sur Louise, une quinquagénaire en tout point parfaite. Plus...
Mardi 20 août 2019 Arnaud Desplechin retourne dans son Nord natal pour saisir le quotidien d’un commissariat de police piloté par un chef intuitif et retenu. Un polar humaniste où la vérité tient de l’épiphanie, et la parole du remède. Le premier choc de la rentrée...
Mardi 13 novembre 2018 Portant le fardeau d’une enfance abusée, Odette craque et solde son passé, subissant en sus l’incrédulité hostile de sa mère. Une histoire vraie passée par la scène peinant à trouver sa pleine voix au cinéma, heureusement relayée par des comédiens...
Mardi 14 novembre 2017 Elle est bègue ; il n’ose lui avouer qu’il ne sait pas lire. Malgré une foule de barrières, ils vont tenter de s’aimer. Pour sa première réalisation de long-métrage, Sara Forestier opte pour la complexité d’une romance abrupte nourrie de réel, de...
Mardi 26 septembre 2017 La jalousie, en plus d’être une espèce de store, se révèle un vilain défaut. Il semble toucher le personnage joué par Karin Viard dans le nouveau film des frères (...)
Lundi 18 mai 2015 "Carol" de Todd Haynes. "Mon roi" de Maïwenn. "Plus fort que les bombes" de Joachim Trier. "Green Room" de Jeremy Saulnier.
Mardi 19 mai 2015 Conçu comme un prequel à "Comment je me suis disputé...", le nouveau et magistral film d’Arnaud Desplechin est beaucoup plus que ça : un regard rétrospectif sur son œuvre dopé par une énergie juvénile, un souffle romanesque et des comédiens...
Mardi 12 mai 2015 Portrait d’un adolescent en rupture totale avec la société que des âmes attentionnées tentent de remettre dans le droit chemin, le nouveau film d’Emmanuelle Bercot est une œuvre coup de poing sous tension constante, qui multiplie les points de vue...
Mardi 16 décembre 2014 Bons sentiments à la louche, pincée d’humour trash, mise en orbite d’une star de télé-crochet, célébration de l’art de Michel Sardou, regard pataud sur le handicap, populisme facile : Eric Lartigau signe un film dans l’air moisi du temps, qui donne...
Mardi 13 mai 2014 Comme un contre-pied à "Tournée", Mathieu Amalric livre une adaptation cérébrale, glacée et radicale d’un roman de Simenon, où l’exhibition intime se heurte au déballage public, laissant dans l’ombre le trouble d’un amour fou et morbide....
Mardi 25 février 2014 Avec "The Grand Budapest Hotel", Wes Anderson transporte son cinéma dans l’Europe des années 30, pour un hommage à Stefan Zweig déguisé en comédie euphorique. Un chef-d’œuvre génialement orchestré, aussi allègre qu’empreint d’une sourde...
Mardi 25 février 2014 De Sophie Fillières (Fr, 1h42) avec Emmanuelle Devos, Mathieu Amalric…
Mercredi 15 janvier 2014 De Solveig Anspach (Fr, 1h27) avec Karin Viard, Bouli Lanners, Claude Gensac…
Mercredi 11 décembre 2013 Peut-on faire un mélodrame sans verser dans l’hystérie lacrymale ? Katell Quillévéré répond par l’affirmative dans son deuxième film, qui préfère raconter le calvaire de son héroïne par ses creux, asséchant une narration qui pourtant, à plusieurs...
Mercredi 6 novembre 2013 Une actrice, un metteur en scène, un théâtre et "La Vénus à la fourrure" de Sacher-Masoch : un dispositif minimal pour une œuvre folle de Roman Polanski, à la fois brûlot féministe et récapitulatif ludique de tout son cinéma. Christophe Chabert

Suivez la guide !

Clubbing, expos, cinéma, humour, théâtre, danse, littérature, fripes, famille… abonne toi pour recevoir une fois par semaine les conseils sorties de la rédac’ !

En poursuivant votre navigation, vous acceptez le dépôt de cookies destinés au fonctionnement du site internet. Plus d'informations sur notre politique de confidentialité. X