Muhly à tout prix

Yuval Pick

Les Subs

ce spectacle n'est pas à l'affiche actuellement

Fidèle à sa tradition d'hommage à un compositeur contemporain par le biais de la danse, Aire de jeu célèbre cette année le volatile New-yorkais Nico Muhly, héritier de Philip Glass autant qu'enfant du rock et du baroque. Une occasion inespérée de faire vraiment connaissance avec un petit prodige aussi omniprésent et omniscient qu'injustement méconnu en France. Stéphane Duchêne

Entrer dans la carrière musicale, disait en substance Philip Glass dans une interview donnée à son disciple Nico Muhly, c’est comme pénétrer dans une gigantesque salle à manger où toutes les tables, toutes les chaises, seraient déjà occupées et où il faudrait trouver sa place. Plutôt que de perdre son temps à se demander où s'asseoir, Glass conseillait d’installer sa propre table et d’y inviter qui l’on souhaite. Autrement dit créer ses propres règles, ne demander la permission à personne et développer son écosystème autour d'amitiés artistiques. Avant Glass, c’est lui qui le dit, aucun transfuge de la musique savante n’aurait touché à la BO d’un film. «Aujourd’hui, on le fait tous» clame-t-il. Nico Muhly le premier, de cette race de compositeurs qui, ayant installé sa table en plein milieu du paysage musical, rayonne depuis elle, courant d’un convive à l'autre, empilant invités et collaborations et se goinfrant de tout ce qui passe.

Il y a en effet mille façons d’arriver à ce compositeur affichant à trente-deux ans et une centaine d'oeuvres au compteur : pour les fans de musique pop, il est le petit génie de l’ombre derrière certaines saillies de Sufjan Stevens, The National, Björk, Bonnie "Prince" Billy, Grizzly Bear et... Usher ; pour les Lyonnais, il est l’homme qui a conduit, entre autres, les magnifiques envolées symphoniques de l’oiseau Antony Hegarty au-dessus des Nuits de Fourvière ; pour les cinéphiles, il est l’auteur d'une demi-douzaine de BO, dont celles de The Reader et Margaret ;pour les amateurs d’opéra, il est le compositeur de Two Boys et de Dark Sisters ; pour ceux de danse, il collabore régulièrement avec le danseur et chorégraphe Benjamin "Mr. Black Swan" Millepied ; pour les aficionados de Philip Glass, il est donc le jeune padawan du maître de Baltimore ; et pour la BBC, rien moins que le « meilleur compositeur de la planète ».

Hyperconnecté

La première rencontre de ce petit prodige trentenaire avec la musique se fait forcément très tôt, à la chorale de la Grace Episcopal Church de Providence, Rhode Island, à un jet de pierre de New York, où il chante William Byrd, figure de la Renaissance anglaise, ou Bach. Une découverte quasi-simultanée à celle d’un vieux piano dans la cave de la maison familiale – il faut toujours une petite étincelle de hasard pour que le génie prenne feu. Il s’y échinera des milliers d’heures avant de progresser d’un coup, comme on fait une poussée de croissance.

A douze ans, il compose sa première œuvre : une pièce chorale de musique sacrée. A dix-neuf, et pendant près d'une décennie, il assiste Philip Glass, fréquentant dans le même temps l'Université de Columbia, d'où il sort diplômé de Lettres, et la non moins prestigieuse Juilliard School. Nico y est l'élève de Christopher Rouse et John Corigliano.

Le premier, maniaque de la maîtrise du répertoire, lui apprend à chasser les trésors des plus obscurs orchestrateurs pour y dénicher des manuels de survie musicale à l’usage des compositeurs en panne. Le second, a contrario, lui enseigne à transformer, à structurer ses bouillonnements d’idées en pièces musicales, à intégrer ce paradigme tout bête selon lequel la musique relève davantage du paysage émotionnel que de l’empilement de trouvailles, aussi géniales soient-elles.

Pas inutile, car la personnalité du bonhomme est à l'image de son look : ses cheveux en pétard, en palmier, en champignon atomique – un peut tout ça à la fois –, sautillant au moindre enthousiasme, semblent sortir de sa tête comme en jaillissent les notes. Car Muhly, toujours en mouvement, semble avoir une idée à la minute. Une hyper créativité doublée d'une nature «obsessivement collaborative» qui rend vitale la nécessité de se frotter aux autres, loin du cliché du solitaire préparant des potions magiques à l'abri de sa grotte. Au contraire, le New-yorkais d'adoption est un extraverti, gonflé d’enthousiasme, boulimique de musique et de vie, aussi bon vivant qu’il est bon compositeur, c’est dire...

C'est aussi un être hyperconnecté – son compte Twitter et son site Internet valent le détour indépendamment de toute considération musicale – fasciné par l'écosystème de la Toile, de ce territoire inconnu et des histoires qui s'y nouent, de ses bouffonneries comme de ses dangers à portée de clic. Au point de s'être attaqué, avec son premier opéra Two Boys, créé en 2011 à Londres, au thème du catfishing, cette tendance à l'usurpation d'identité et à la mascarade généralisée qui se finit parfois en drames de la vraie vie – dans Two Boys, tiré d'un fait divers américain, le flirt virtuel se conclut par un meurtre. Mais ce qui intéressait également Muhly dans cette histoire si symptomatique du XXIe siècle naissant, c'était l'idée de variation humaine et temporelle sur un thème immuable ayant traversé plusieurs siècles d'Histoire, nourri de nos mythologies – après tout, Zeus, qui n'avait pas Internet, n'usurpait-il pas des identités "virtuelles" pour mettre dans son lit de séduisantes mortelles qu'il abandonnait ensuite et que sa femme transformait en génisse ou autre avatar animalier ? C'était donc ni plus ni moins la naissance des Héros.

Apprendre l’Histoire, la connaître sur le bout des doigts, en faire son terreau pour mieux s'en extraire et nourrir la mythologie de son temps, c’est le propre et le passage obligé de qui entend, consciemment ou non, révolutionner son art. Si Nico Muhly a toujours en tête, au moment de composer, les airs de William Byrd ou de John Tavener, cela ne l'empêche pas de faire se succéder, sur son site, un hommage à ce dernier, décédé en novembre dernier, et une analyse de cinq pages, et morceau par morceau, du dernier Beyonce.

Extrêmités du monde

Pour Nico Muhly, comme pour ses amis Bryce Dessner (The National) et Sufjan Stevens ou ses collègues du label Bedroom Community – Valgeir Sigurðsson, Jonsi, Ben Frost et Sam Amidon – les frontières n'existent pas ou doivent être outrepassées – car n'est-ce pas pour empêcher d'avancer que les frontières existent ? «Nous venons d’endroits différents mais nous voyageons ensemble et nous rencontrons sur la route», confie-t-il par exemple au Gothamist pour justifier sa collaboration avec le folkeux irlandais Glen Hansard (The Swell Season, Once), avec lequel il partage à peu près autant de points communs qu'une carpe en a avec un lapin.

Qu'il donne dans la musique chorale et baroque, le minimalisme, le "classicisme" cinématographique, l'opéra, le ballet ou le drone – principale source d'inspiration, à travers Drones & Violin, des quatre chorégraphes d'Aire de Jeu –, fusionnant styles, sons et textures, il s'agit avant tout de donner à entendre de nouvelles propositions de musique contemporaine, d'être l'élément déclencheur d'un art plus total.

Après tout, comme l'assène avec sagesse le vénérable Philip Glass, dans l'interview citée plus haut, «peu importe d’où l’on démarre,  on finit toujours à l’opposé de là où l’on est parti». Réflexion éclairante de la part de ce minimaliste devenu romantique, que l'on peut rapprocher du texte de One Day Tells its Tale to Another, morceau final d'I Drink the Air Before Me, où Mulhy fait chanter à son choeur ces versets du Psaume 19 : «Le jour crie au jour la louange, la nuit l’apprend à la nuit. Ce n’est pas un langage, ce ne sont pas des paroles ; dont la voix ne soit pas entendue. Leur son parcourt la terre, leurs accents vont jusqu’aux extrémités du monde». Tenter de joindre ces extrémités et les amener à sa table, telle semble bien être l'ambition de Nico Muhly, petit démiurge enfantin moins désireux de refaire le monde en musique(s) que d'en découvrir de nouveaux où la main de l'homme n'a jamais mis le pied.

Aire de jeu
Aux Subsistances, jusqu'au samedi 1er février

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