Plan A, B, C pour Chevillard

Eric Chevillard et Pierre Jourde

Hippodrome de Parilly

ce spectacle n'est pas à l'affiche actuellement

Eric Chevillard publie un jouissif Abécédaire, "Le Désordre Azerty", alors même que paraît "Pour Eric Chevillard", ouvrage critique collectif décomposant l’œuvre du plus singulier des écrivains français, méta-romancier et faux auto-fictif poussant la langue dans ses derniers retranchements pour mieux dire et faire le monde. Stéphane Duchêne

«Mourir m'enrhume, c'est amusant. Le chaud et le froid sans doute». Il y a dans ces deux phrases de Mourir m'enrhume, tout Eric Chevillard. Mais il y a Eric Chevillard dans toutes les phrases d'Eric Chevillard. Ou peut-être qu'il n'y est pas. Disons qu'il y est mais qu'il s'y cache pour mieux s'en extraire et prendre les commandes de la langue. Pour détourner la fiction et lui assigner une réalité alternative qui brouille notre représentation littéraire du réel.
 

Le monde de l'auteur du Désordre Azerty est à part, parallèle, ou plutôt superposé au nôtre, mais toujours déroutant. Bruno Blanckeman, dans Pour Eric Chevillard, dirait que «l'écrivain flirte avec la phénoménologie romanesque mais ne conclut jamais». Preuve qu'aussi bien que le silence d'après Mozart est encore du Mozart, la critique de Chevillard est encore du Chevillard, au point que ses livres contiennent leur propre et incessante critique.
 

Le livre, chez Chevillard, est «une structure d'égarement qui multiplie les niveaux de situations romanesques, les jeux de réverbération critique et les lignes de fuite autobiographiques ouvrant autant de perspectives illusoires vers une identification de l'auteur» écrit Blanckeman. De sorte que, tandis que seule l'aventure du récit compte ici, la notion d'auteur se déboîte – et on ne sait plus tout à fait qui est qui, auteur, lecteur, Chevillard, personnage. Le nom de l'écrivain devient même régulièrement commun, jusqu'à occuper, dernier exemple en date, un chapitre de son propre abécédaire sous la définition initiale de «Boucher d'abattoir qui vend sa viande en gros ou demi-gros, C'est mal me connaître, je vends très peu, toujours au détail».
 

Hérisson judoka


On l'aura compris, l'art de Chevillard est celui du renversement, un art martial consistant à se servir du poids et de la force des mots – encore faut-il qu'ils en aient une, l'auteur débattant souvent du "choix" des mots – pour provoquer la bascule. Mais il fait de même avec tous ceux, lecteurs, critiques, qui essaient de le saisir ou de saisir chez lui un sens qui se dérobe. Or la position du judoka dans ce geste précis est aussi celle du Hérisson, autre fameux roman de l'auteur : il se roule en boule, attendant qu'on glisse sur lui, où qu'on s'y pique.

Car en réalité, il s'agit moins de nommer que de dénommer, de «dé-figurer» les choses et donc le monde – qui doit ressembler au livre et non l'inverse, surtout pas ! – pour mieux le réordonner. Un peu comme dans un carnaval de révélation, au sens mystique du terme. Comme quand Bob Dylan chante l'Apocalypse sur Desolation Row, où les grands de ce monde sont réduits à l'état de Monsieur-Tout-le-Monde, récipient de tout le monde : «All the people, that you mentionned / Yes I know them, they're quite lame / I had to rearrange their faces / And give them all another name» («Tous ces gens dont tu parles / Oui, je les connais, ils sont plutôt amochés / J'ai dû leur faire refaire le visage / Et leur donner à tous un autre nom»). Or dans le monde, remodelé, reformulé, affranchi des contingences du réel comme de l'imagination, rendu à tous les possibles, où tout présupposé est réversible, «il n'est pas donné à tout le monde d'être Monsieur Tout-le-Monde, dit Chevillard dans une interview donnée à Pierre Jourde, son co-débatteur du jour à la Fête du Livre, dans La Littérature sans estomac. Cet homme-là ne peut être qu'un original, un cas, un type incroyable. Voilà : Monsieur Tout-le-Monde est l'exception qui confirme la règle. Quant à la règle, je suis contre».

Contre, contre-pied, contre-allée


Ce qu'interroge donc Chevillard, c'est la place de l'écriture en tant que forme originale, singulière, pour dire le monde en pratiquant le contre et le contre-pied face aux discours normalisateurs, réducteurs, approximatifs et globalisants, tout juste bons à produire du "même" quand il faudrait de l'inclassable pour élargir le champ de la conscience, pour révéler. Comme chez Gaëlle Obiégly (voir en page 3), c'est le langage qui menace à la fois le monde et l'écriture comme rempart de ce monde.


Alors là non plus, la question ne se pose pas : il faut écrire, seule condition préalable pour s'octroyer la liberté de n'écrire pas : à une journaliste qui lui demandait un jour «pourquoi écrivez-vous ?», Eric Chevillard s'offusqua, ou fit semblant de, et servit cette réponse, développée dans Azerty à l'adresse de qui voudra : «Et vous pourquoi n'écrivez-vous pas ? Vous l'êtes-vous parfois demandé ? Comment vous-y prenez-vous, chaque jour à la même heure pour ne pas écrire (…) ? Êtes-vous décidément si satisfait de ce monde que vous puissiez vous permettre de ne pas écrire ? (…) Puisque selon une certaine légende, qui vous trouble, le monde fut créé par le Verbe, n'avez-vous pas envie de dire votre mot vous aussi, enfin ? (…) Vous vous réfugiez dans le mariage, la maladie, la consommation et les embouteillages, est-ce bien glorieux ? (…) Comment peut-on ne pas écrire ? Cette aptitude, pourquoi ne l'ai-je pas reçue ? ».


Pour Eric Chevillard, malgré les détours empruntés pour contourner la langue et faire du monde une destination inédite, le plan B s'avère être un plan A et l'itinéraire bis, la contre-allée, les seules voies porteuses d'une voix - «mes pas suffiraient à l'exil de tout un peuple», écrit-il dans Mourir m'enrhume. Mais il y a ce doute, dans L'Autofictif, père et fils, pointé en miroir avec ironie (l'ironie, cette «question posée au langage par le langage» disait Barthes) : «les écrivains brefs – phrases courtes, livres minces – ont aujourd'hui les faveurs du public qui à n'en pas douter les aimerait davantage s'ils n'écrivaient vraiment rien».



Eric Chevillard et Pierre Jourde
"Plan B"
A la Fête du livre de Bron, dimanche 16 février


Eric Chevillard - Le Désordre Azerty (Minuit)
Bruno Blanckeman, Tiphaine Samoyault, Dominique Viart, Pierre Bayard - Pour Eric Chevillard (Minuit)

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