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Quand on arrive en livre !

Berlinale 2014, jour 5. La carte et le territoire.

Inbetween worlds de Feo Aladag. Praia do futuro de Karim Aïnouz. Stratos de Yannis Economides. Dans la cour de Pierre Salvadori. The Darkside de Warwick Thornton. Butter on the latch de Josephine Decker.

Dernière ligne droite pour la Berlinale 2014, avec une journée de compétition particulièrement éprouvante. Les trois films présentés dans la course à l’Ours d’or représentaient chacun un écueil du "film pour festivals", et s’il reste quelques espoirs dans les jours à venir — avec le Linklater, le Claudia Llosa et les deux films chinois dont on ne sait à vrai dire pas grand chose — on voit mal comment Anderson, Resnais et la révélation ’71 pourrait manquer au palmarès final.

La guerre, calme plat

Commençons par Inbetween worlds, deuxième film de Feo Aladag après L’Étrangère, qui s’était frayé un chemin dans les salles françaises il y a quelques années. Ça va sans doute être plus dur pour celui-là, tant on y décèle ni personnalité forte derrière la caméra, ni traitement original de son sujet. On y voit un contingent de soldats allemands envoyé en Afghanistan pour sécuriser une zone que se disputent Talibans et villageois résistants. Le lieutenant chargé de l’opération, Jesper, fait appel à un traducteur, Tarik, lui-même pris "entre deux mondes", rêvant de quitter l’Afghanistan où on le prend pour un traître et où on menace sa sœur, elle aussi dans une volonté d’émancipation. Le scénario en remet une couche en donnant aux deux protagonistes un passé similaire : Jesper a perdu un frère au front, tandis que le père de Tarik a été assassiné car partisan d’une démocratisation de l’Afghanistan.

Le film se contente dès lors d’illustrer paresseusement des situations elles-mêmes hyper-attendues : paranoïa des soldats, conflits avec les autochtones, surdité de la hiérarchie militaire pour dénouer les impasses qui se présentent sur le terrain… Aladag s’embourbe dans un film de guerre à l’académisme coupable ; tout est tellement cheap et prévisible que l’affaire vire au pensum à grosses ficelles, notamment un dernier acte qui accumule les poncifs et sombre dans une mise en scène d’une cruelle pauvreté. Ainsi, un assaut se traduit par une image surexposée et désaturée, si bien que l’on ne voit rien à l’écran sinon un écran presque blanc, avec juste des cris et des coups de feu sur la bande-son. Au secours…

No Futuro

Enchaînons avec Praia do futuro du Brésilien Karim Aïnouz, lui aussi repéré en France grâce à Madame Sata. Un cran au-dessus d’Inbetween worlds, le film tombe quand même régulièrement des yeux. Le point de départ est la noyade d’un motard allemand sur la «plage du futur» à Rio ; Donato, le maître-nageur qui n’a rien pu faire pour le sauver, doit annoncer au compagnon du noyé, Konrad, cette disparition. La tension érotique, très très soulignée, conduit ni une ni deux à un coït à l’arrière d’une voiture. Puis à une histoire d’amour : Donato quitte sa plage pour suivre Konrad à Berlin, laissant derrière lui son petit frère avec qui il entretenait une relation fusionnelle. Une fois en Allemagne, Donato a le mal du pays, l’urbanisme de la ville provoquant chez lui une sensation d’abandon et de solitude…

Construit en trois parties annoncées chacune par un chapitre — avec une belle typo vintage, la même que celle du générique de fin, peut-être ce qu’il y a de mieux dans tout le film — Praia do futuro n’a aussi que trois idées de scénario : la rencontre ; l’isolement ; le retour du frère. Aïnouz brode autour une mise en scène qui se veut hypnotique, mais qui est surtout particulièrement étirée. Au bout de la cinquième scène dans un club techno, on a quand même la sensation que tout cela sent violemment le remplissage. Le «in extenso» est d’ailleurs un dogme dans le film : quand on chante Aline de Christophe, on le chante jusqu’à la dernière note ; quand on traverse un paysage à moto, on en fait le tour trois ou quatre fois… Quant à la sexualité, elle semble exciter beaucoup plus le cinéaste pour la représenter à l’écran que les personnages pour s’y adonner.

S’il faut reconnaître à Aïnouz un talent, c’est celui de saisir l’atmosphère des lieux qu’il filme. Comme Jack en début de festival, Praia do futuro confronte notre propre sensation d’étranger à Berlin à celle du personnage, et le résultat est assez troublant. Dommage qu’il ne sache pas les habiter avec des enjeux dramatiques forts et des personnages qui ne soient pas que des fantasmes — au moins a-t-il l’élégance de le souligner dans le dernier chapitre, qui joue sur le double sens en Portugais du mot «fantasma», à la fois fantasme et fantôme.

Un problème de type grec

Mais le pire restait à venir, avec le film grec Stratos, premier long signé Yannis Economides, qu’on peut qualifier sans exagérer d’infernal. Au bout de dix minutes, on luttait déjà contre le sommeil face à cette œuvre plombée d’un bout à l’autre par une absence hallucinante de rythme ; et il en restait encore 125 derrière. Economides souffre manifestement d’un syndrome d’auteurisme précoce. Persuadé qu’il est très doué avec sa caméra et qu’il a plein de choses à dire sur son pays, mais aussi sur le cinéma de genre — le film est une sorte de polar vaguement melvillien avec un tueur à gages, une tentative d’évasion, une vengeance — il en oublie tout simplement de construire un récit clair et de le dynamiser par un montage qui ne soit pas autre chose qu’un collage de rushs où l’on aurait juste enlevé les claps de début et de fin.

Non seulement on ne comprend rien à Stratos, mais le film semble lui-même organiser son opacité pour gonfler son ego d’œuvre subtile et à clé. Pourquoi le tueur travaille-t-il le jour dans une boulangerie alors qu’il est plein aux as grâce à ses contrats ? Pourquoi ne sait-il jamais le motif de ses missions ? Pourquoi s’entiche-t-il d’une petite fille avec lequel il adopte une relation de protecteur ? Quand ce n’est pas le scénario qui multiplie les questions sans réponse, c’est la mise en scène : pourquoi n’entend-on jamais les dialogues lorsque le tueur rencontre son principal «employeur» ? Pourquoi traverse-t-il un pays qui ressemble à un no man’s land dévasté — la première scène se déroule dans un cimetière de bus abandonnés ? On tient sans doute ici un début de réponse, mais cela achève de nous faire prendre le film en grippe. On sent en effet qu’Economides nous demande sans arrêt de regarder sa grosse métaphore sur la Grèce détruite par la crise, livrée aux puissances de l’argent et à la corruption, et où tout scrupule moral s’apparente à une condamnation à mort.

On aimerait le suivre sur ce terrain-là, mais son film nous tombe tellement des yeux — tout y est horriblement long, les plans, les scènes, les actes, tout ! — qu’on n’a pas envie de lui offrir cette attention-là. On allait oublier une chose absolument insupportable dans Stratos : ses dialogues. En gros, tout le monde se gueule dessus d’un bout à l’autre, mais surtout, Economides fait répéter cinq fois, dix fois, quinze fois la même chose aux personnages. Ça pourrait être une figure de style musicale — après tout, David Mamet ne fait que ça dans ses pièces et ses scénarios ; mais ici, cela participe seulement de l’insupportable étirement qui prévaut à l’ensemble du métrage, et contribue à son incommensurable ennui.

Durant la projection, nous revenait sans cesse le souvenir d’une épreuve du même genre : les trois heures d’Aurora, film roumain de Cristi Puiu vu à Cannes qui décrivait l’errance répétitive d’un tueur ordinaire dans des espaces désolés. Stratos et Aurora partagent tellement les mêmes défauts qu’on a rêvé à un moment que les deux personnages se croisaient à l’écran, se saluaient et retournaient jouer dans leurs films respectifs. Et puis, après on s’est réveillé…

Salvadori dans la cour des grands

Si la compétition a pris des allures de cauchemar, il y avait de belles choses à voir dans les sections parallèles. À commencer par Dans la cour, le nouveau film de Pierre Salvadori, présenté en séance spéciale. Bonne nouvelle : après deux films où il tentait avec plus (Hors de prix) ou moins (De vrais mensonges, complètement raté) de titiller l’héritage de Lubitsch, Salvadori revient à ce qu’il sait le mieux faire : la comédie douce-amère, celle des Apprentis ou de Comme elle respire. Le film se passe presque intégralement entre la cour d’un immeuble et un parc pour enfants. Dans la première, Antoine, rocker dépressif, insomniaque et héroïnomane, y est engagé comme gardien, après un ultime concert où il n’a même pas réussi à chanter sur scène. Dans le second, le même Antoine va traîner son spleen, dont les racines resteront mystérieuses — déception amoureuse ou enfance mal digérée ? Superbe idée : c’est Gustave Kervern qui rentre dans les habits d’Antoine, et le rôle lui va comme un gant. Kervern a le regard d’un enfant et le corps d’un homme sans âge, et cette ambivalence-là serre au mieux les intentions de Salvadori. Autour de lui va tournoyer une foule de personnages pittoresques, voisin psycho-rigide, ancien joueur de foot tombé dans la came et le trafic de vélos, agent de sécurité russe adepte d’une secte ridicule…

Le film joue ici la carte de la pure comédie et même si tout n’y est pas également réussi, si les situations sont un peu répétitives, il y a là un regard sur le Paris d’aujourd’hui qui refuse la sociologie facile. Salvadori a aussi eu la bonne idée d’engager le staff habituel du cinéma de Jacques Audiard, sans doute les meilleurs en France actuellement : le décor de Michel Barthélémy est parfait, réussissant à éviter la monotonie qu’un tel concept impliquait — chaque appartement possède son atmosphère et la cour elle-même semble se métamorphoser discrètement au long du récit. Les costumes de Virginie Montel fonctionnent sur le même principe d’une quotidienneté réinventée par un sens des matières et des textures qui les rendent uniques et singuliers.

Une folie douce circule dans le film, mais elle semble sortir d’un recoin sombre de son récit, qui va passer du stade de lézarde à celui de béance jusqu’à tout engloutir. La métaphore est filée dans le film à travers le personnage de Mathilde, incarnée par une excellente Catherine Deneuve. Obsédée par le mur de son appartement, sur lequel apparaît une fissure, elle va y déverser son angoisse : peur du temps qui passe, de la solitude, de la mort, du vide, de la routine conjugale… Le cinéphile aura bien sûr noté l’hommage appuyé de Salvadori au Répulsion de Polanski — et le film dans son entier peut aussi se voir comme une version comique du Locataire ; au-delà de cette citation, Deneuve apporte à Dans la cour un contrepoids d’inquiétude qui va lentement gagner tous les personnages alentour.

La dernière partie de ce joli film bascule dans le drame, et il faut saluer le courage du cinéaste qui, en ces temps de formatage de la comédie française, choisit de ne rassurer personne et de laisser la noirceur prendre le dessus. Il faut le signaler : Dans la cour est le premier film qui nous aura fait verser une larme dans le festival — aussi, quand on met du Magnetic fields au générique, forcément !

The Blair Girls project

Au Panorama, enfin, on trouvait deux films étonnants. Un mot d’abord sur Butter on the latch de Josephine Decker, petite star de la sélection puisqu’elle y présente aussi son deuxième film, Thou wast mild and lovely — que l’on n’a pas eu le temps de voir. Decker fait partie du mouvement mumblecore new-yorkais, dans lequel on trouve aussi Joe Swanberg et Lynn Shelton, et dont la grande marraine est la géniale Greta Gerwig. Si le courant peine à trouver un relais en matière de distribution dans les salles françaises, il y bouillonne quelque chose de tout à fait neuf qui ne demande qu’une poignée de producteurs courageux pour l’amener à maturité.

Butter on the latch est ainsi loin d’être un film parfait — il étouffe sous une mise en scène qui ne s’interdit aucun effet arty, au risque de passer pour de la pose pure et dure — mais il a le mérite de bousculer les étiquettes et d’imposer un univers. Si on devait le résumer, on dirait qu’il s’agit de la rencontre, en milieu hipster, de la série Girls et du Projet Blair witch. Rien que ça. On y voit deux amies, dont la complicité cache peut-être des sentiments beaucoup plus troubles, qui se retrouvent lors d’un festival en plein air de musique des Balkans. Elles sont draguées par un joueur de banjo échappé d’une pub The Kooples, et la plus instable des deux, Sarah, va entrer dans une forme de psychose à base de cauchemars inquiétants et de pulsions homicides, jusqu’à mélanger le fantasme et la réalité.

Dès le prologue, où Sarah se réveille à moitié nue dans un squat peuplé d’hommes au comportement louche, Decker installe une étrangeté qu’elle contrebalance ensuite par les conversations très girly de ses deux héroïnes — notamment un dialogue plutôt cocasse sur une séance de massage qui se transforme en prestation sexuelle. Étrangeté formelle aussi : le film use et abuse de flous et de décadrages, de sons stridents et de coupes franches de montage, que ce soit dans les fameux cauchemars, dignes des plus terrifiants films d’horreur, ou dans les déambulations nocturnes du duo.

Surtout, Butter on the latch se coltine frontalement la question d’une sexualité monstrueuse, faite de frustration et de désir sauvage, dont l’objet se déplace en permanence, faisant fi des différences de sexe. Le film reste énigmatique jusqu’à ses derniers plans, mais cela ne fait qu’attiser la curiosité pour le cinéma de Josephine Decker, dont le nom est à retenir.

Take a walk on the Darkside

Celui de Warwick Thornton était apparu sur les tablettes cinéphiles à Cannes lorsqu’il reçut la caméra d’or pour Samson et Delilah. Le revoilà à Berlin avec un objet très curieux, The Darkside, qui est aussi un des films les plus passionnants qu’on ait vus jusqu’ici. Thornton a mené une longue enquête à travers son Australie natale pour récolter des témoignages de personnes ayant vécu des expériences de communication avec les esprits. Il les a regroupés ici, mais le film n’est pas tout à fait un documentaire, car ces témoignages sont rejoués par des acteurs professionnels, et Thornton s’autorise toutes les libertés formelles pour les mettre en scène — interludes, sound design, fondus enchaînés et superpositions, etc.

Ces gens ont donc vu des morts marcher en bord de route et des fantômes hostiles ou bienveillants ; certains sont sortis de leur corps et d’autres ont eu des prémonitions… Mais les plans, superbement composés en scope par Thornton, et ce dispositif rejouant la réalité plutôt que la livrer brute à l’écran, introduisent une distance entre la crédibilité de leurs témoignages et leur utilité. Car si certains conjurent leur tristesse et leurs peurs les plus intimes en laissant les esprits envahir, durant un bref moment, la totalité de leur existence, d’autres se retrouvent nez à nez avec un spectre bien plus inquiétant : celui du génocide des aborigènes australiens, mauvaise conscience qui n’en finit plus de hanter le pays.

Dans un passage clé du film, une femme raconte qu’elle a découvert, lors de ses études aux Archives du film australiennes, que le bâtiment qui les abrite aujourd’hui avait aussi été la demeure d’un scientifique étudiant la morphologie des aborigènes à la recherche du chaînon manquant. Les dépouilles des défunts n’ont jamais été rendues à leurs familles, et Thornton illustre ce récit à l’écran par la projection des images muettes tournées il y a cent ans de ces même aborigènes.

Le cinéma, c’est l’art de montrer des fantômes, et The Darkside en est la plus littérale des démonstrations. Le film évolue ainsi avec un double fond permanent : ce que les témoins racontent et ce que ce récit raconte d’eux-mêmes ; l’anecdotique acquiert une dimension historique, et ce ne sont pas des esprits que l’on voit à l’écran, mais la psyché australienne, sa mauvaise conscience, son passé qui ne veut pas passer. Très beau film, qu’on espère voir rapidement dans les salles françaises.

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