Her

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De Spike Jonze (ÉU, 2h06) avec Joaquin Phoenix, Scarlett Johansson...

En racontant l’histoire d’amour entre un homme solitaire et une intelligence artificielle incorporelle, Spike Jonze réussit une fable absolument contemporaine, à la fois bouleversante et effrayante, qui fait le point sur l’humanité d’aujourd’hui du point de vue du surhumain. Christophe Chabert

Imaginez le monolithe de 2001 l’odyssée de l’espace apparaissant de nos jours dans un Apple store et donnant naissance à des milliers d’Hal 9000 domestiques qui essaimeraient dans les processeurs de nos téléphones portables et adopteraient la voix de la femme ou de l’homme de nos rêves… C’est peu ou prou ce qui arrive dans Her, le nouveau film d’un Spike Jonze en pleine maturité créative.

Son héros, Theodore Twombly — un nom sans doute choisi en référence au peintre et photographe Cy Twombly — y traîne une déprime tenace suite à une rupture amoureuse. Il travaille dans un open space dont les murs sont des aplats colorés façon Pantone où il rédige des lettres d’amour pour les autres, avant de rentrer tristement dans son appartement hi-tech jouer à des jeux vidéo et pratiquer le sexe online avec des inconnues. Jonze fait de lui le prototype de l’homme ordinaire du XXIe siècle : celui qui ne converse plus guère qu’avec son oreillette, c’est-à-dire, d’un point de vue extérieur, qui parle seul dans les rues d’une ville anonyme à l’architecture écrasante — en fait, un croisement invisible entre Los Angeles et Shanghaï.

Lorsque sort un nouvel «OS», c’est-à-dire un système d’exploitation dont l’intelligence artificielle possède des facultés cognitives exceptionnelles, il va combler ce vide existentiel dans lequel il s’enfonçait : Samantha, puisque c’est le nom qu’il lui donne, va devenir tour à tour sa secrétaire, son amie, son amante et finalement sa compagne. Mais Samantha n’a pas de corps, juste une voix ; et sa perfection, même modelée par le désir de Theodore dans le double rôle de mentor sentimental et de maître jaloux, ne peut que se heurter à la finitude et aux failles humaines.

Voix sans issue

Her tient donc autant de la comédie romantique que de la fable philosophique et les émotions qu’il charrie sont à l’image de cette fusion-là. On peut à la fois être touché au cœur par l’amour improbable, et pourtant évident à l’écran, qui se noue entre Samantha et Theodore, et saisi d’effroi par cette vision d’un monde où le virtuel ne remplace pas le réel mais en révèle les faiblesses. Le regard de Spike Jonze sur son personnage repose sur un même mélange d’empathie et de distance, épousant ses élans et ses doutes tout en soulignant à intervalles réguliers l’impasse dans laquelle il s’engouffre. À commencer par ce choix payant de doter le beau Joaquin Phoenix d’une moustache tout sauf à la mode et de l’habiller avec des chemises outrageusement colorées et des pantalons à pince en velours taille haute, dans une attitude no style qui en dit long sur son renoncement à être regardé par ses congénères.

Le film tout entier glisse constamment du sentimentalisme — les promenades de Theodore et Samantha dans la ville et à la plage, les flashbacks fragmentés sur son amour perdu — à la lucidité — en un plan glaçant, Jonze remet Theodore à sa place, celui d’un anonyme au milieu d’anonymes qui, comme lui, ont trouvé leur OS-âme sœur — de la poésie filmique à la réflexion métaphysique. Cela tient aussi à son tour de force : Samantha est "doublée" par la voix de Scarlett Johansson, qui réussit le prodige de faire exister ce personnage comme s’il était constitué de chair et de sang. L’illusion dans laquelle le spectateur s’engouffre reflète celle du héros et prolonge celle de Max et les maximonstres, où Jonze filmait les créatures en tentant de faire oublier leur nature d’effet spécial.

2014, odyssée de l’amour

Si le film précédent cherchait à représenter les émotions de l’enfance, la peur de l’abandon et la colère stérile qui en résulte, Her tend cette fois un miroir à notre époque et nous demande de faire le point sur notre idée contemporaine de l’amour. Un miroir brandit par un surhomme numérique qui aurait concrétisé les utopies nées des révolutions sexuelles dans les années 70, tandis que les hommes ont choisi d’y renoncer. Arrivée à un stade de conscience ultime où la créature prend l’ascendant sur son créateur, Samantha donne une leçon cruelle à Théodore en lui lançant : «L’amour, ce n’est pas une boîte que l’on remplit». Autrement dit, loin des visions quantitatives qui conduisent à penser qu’aimer plusieurs personnes, c’est forcément en léser certaines, Samantha parvient à représenter les sentiments comme un réseau — ou un «rhizome» deleuzien — de lignes qui se croisent et se connectent.

En cherchant la perfection dans la technologie, Theodore n’aura donc retrouvé que sa propre imperfection. Contre toute attente, Jonze choisit de donner à cette humanité séduite et abandonnée une petite chance de renouer du lien et de revenir à la matérialité du monde, dans un pudique instant d’émotion suspendue. L’angoisse, toutefois, n’est jamais très loin : dans 2001, l’astronaute débranchait l’ordinateur, mettant fin à ses velléités d’autonomie ; dans Her, l’ordinateur va au bout de son indépendance, et choisit de rester avec ses semblables, nous laissant les bras ballants face à notre solitude.

Her
De Spike Jonze (ÉU, 2h06) avec Joaquin Phoenix, Amy Adams, Scarlett Johansson…

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