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La vie en morose

Stromae

Halle Tony Garnier

ce spectacle n'est pas à l'affiche actuellement

Champion d'Europe poids lourds des ventes de disques et collectionneur de concerts sold out, Stromae a transformé quelques tubes eurodance en un succès phénoménal. Mieux, le jeune Belge à l'accent Brel réussit le prodige de faire valser l'Europe à mille temps sur ses envies de suicide collectif. Alors on danse ? Oui. Mais pourquoi au juste ? Stéphane Duchêne

Après des années de dévouement à montrer son zizi à la Terre entière, qu’il pleuve, qu’il vente ou, plus rarement, que le soleil brûle, à se laisser déguiser comme une vulgaire poupée, à exposer la pollakiurie incurable qui lui vaut sa célébrité et remet tant en cause ce concept, il doit l’avoir mauvaise, en 2014, le Manneken-Pis. Lui qui, jusque-là, avait payé ce lourd tribut à sa dignité pour être le fils préféré des Belges, un monument national, s’est fait définitivement détrôner – si l’on peut dire – dévisser de son piédestal comme un vulgaire bronze de Lénine un jour d’indépendance à Vilnius.

La faute à un grand machin fringué comme un croisement de Tintin et de sapeur congolais à qui on n'aurait laissé que du XXS, comme un Spirou repeint par Magritte qui aurait poussé trop vite. Ce grand machin, c'est donc Stromae, devenu à ce point porte-drapeau de la Belgique qu’il lui en a presque fait oublier combien de fois elle a été au bord de se couper en deux au niveau du nombril bruxellois. Le voilà maintenant, le Plat pays, à courir comme un seul homme derrière ses Diables rouges qu’on n'a jamais connu aussi inspirés depuis la Coupe du monde 1986 et à danser comme un seul mi-homme mi-femme – Tous les mêmes – au son de celui qui est justement en train de mettre au point, chaussettes rouges aux pieds, l’hymne de ladite équipe nationale belge – tout se recoupe.

Mascotte à grandes jambes

En France, où l'intéressé a vendu plus de 180 000 exemplaires de son deuxième album, Racine carrée, rien que la semaine précédant Noël, on ne va pas tarder à tenter d’adopter l’intéressé comme on sait si bien le faire avec les talents d'outre-Quiévrain : «je te veux dans mon équipe, mais garde ton accent, il est marrant». C’est déjà plus ou moins le cas dans un pays où l’on empaille pour mieux célébrer : de moulage au musée Grévin en démoulage aux Guignols. Au passage, le Belge a tout raflé aux Victoires de la musique française – c’est toujours ça qu’Obispo n’aura pas – et a même refusé de s'acoquiner avec les marchands cooptés de la misère alimentaire qu'on appelle poliment "Enfoirés" – lesquels nous permettent chaque année de prendre des nouvelles de Jean-Jacques Goldman, Francis Cabrel et MC Solaar. En réalité, c'est bien l'Europe entière qui danse sur Stromae, de l'Atlantique à l'Oural comme l'aurait dit un autre grand machin, Charles de Gaulle. On exagère à peine : comme pour les Diables rouges, Stromae est devenu notre mascotte à grandes jambes et à tête bizarre.

«La désillusion sur fond de dance»

Et pourtant, de misère (sociale, médicale, sociétale, amoureuse, rallongez la liste à votre convenance) il est là aussi question. Il n'est même question que de cela. Les Guignols en ont d'ailleurs fait l'un de leurs gimmicks du moment, celui du type qui accueille les saloperies du quotidien avec gourmandise et leur étale un gros rythme dance sur la tronche. Or la caricature est quasiment à la hauteur de la recette et du phénomène. Le comique et ami Jamel Debbouze ne décrit pas autrement sa musique : «Des paroles dépressives et un refrain qui claque ; un couplet qui donne envie de mourir et un refrain qui donne envie de s'éclater sa gueule ; une espèce de couplet qui donne envie de se suicider et un refrain qui donne envie de pique-niquer». Et ainsi de suite. Alors on danse.

«Disillusion, with a dance beat», c'est ainsi que le New York Times a titré un article sur ce jeune Belge qui interroge jusque dans les salles de presse outre-Atlantique. Or, ledit article est autant un portrait du bonhomme que celui de la déliquescence tous azimuts du Vieux continent. Dansez, dansez, vous râlerez moins, on achève bien les chevaux. La chose est plutôt bien vue, surtout avec les lunettes déformées par l'Atlantique qu'aiment à chausser les Ricains. Car si le Belge fait danser l'Europe, c'est parce ce que celui que le Guardian anglais qualifie de «philosophe hip hop» et surnomme, avec un sacré sens du grand écart, «le Morrissey de la Zone euro», l'Europe, il lui parle au creux de l'oreille autant qu'il lui remue la couenne à coups d'eurodance, cette spécialité "locale" bon marché. Qu'on se rappelle qu'il y a trente ans, un autre belge, Arno, chantait ceci : «Je ne suis pas une communiste, je ne suis pas une cycliste, je ne suis pas une catholique, je ne suis pas une footballiste / Allez, allez, circulez [...]/ Il y a des gens qui parlent beaucoup / Mais ne disent rien du tout / Il y a des gens qui crèvent de faim [...] / Jolie demoiselle prend mes mains / Le samedi soir tout le monde prend un bain [...] / Putain, putain, c’est vachement bien, nous sommes quand même tous des Européens». Celle-là, Stromae aurait pu l'écrire.

Real Humans

S'il ne se définit pas, loin s'en faut, comme un représentant de commerce de la crise, ce chanteur croque-mort est à la fois le bouffon et le scribe d'une nouvelle génération perdue. Né à Bruxelles, comme par hasard, il incarne physiquement et dans l’esprit cette mégacrise (individuelle, collective) dont nous serions les pantins, incapables de nous en affranchir – on s’étonnera par exemple de la frappante conjonction esthétique entre les personnages du clip de Papaoutai (dont le thème peut s'appliquer à toute forme de questionnement, y compris sur soi-même, du type : «Y a-t-il un pilote dans l'avion ?») et les androïdes gentils mais flippants de la série suédoise Real Humans,  qui rêvent moins de moutons électriques et de bonheur aseptisé que de liberté et de réponses.

Au fond, ces danses un peu robotiques, ces transes mécaniques, seraient à la fois l'illustration et l'exutoire des convulsions existentielles d'une Europe qui tangue, incapable de solder les comptes d'une formidable gueule de bois consécutive à un mariage mal branlé, ne sachant sur quel pied danser à force de se tirer des balles dedans. Des danses de l'évitement ou de l'aliénation, faite d'une mégaratatouille de world ultra-mondialisée (rumba congolaise, salsa, rythmes carribéens, hip hop) et de machines électro lancées comme des go fast dans un mur, sonnant comme des alarmes incendies. Des danses se sautant d'un pied sur l'autre sous le feu du canon à merde. C'est la danse shadokienne et surréaliste de la crise identitaire de la génération perdue de l'Europe, de son refus de choisir de peur de faire le mauvais choix, de son manque d'implication (Bâtard), de son envie de tout envoyer se faire foutre (AVF), la peur de toute chose qu'on lui agite devant les yeux en permanence (Sommeil,  Quand c'est ?) et qui sinon paralyse.

Selon Pascal Monfort, sociologue, historien de la mode et musicien, interviewé par L'Express : «On en oublierait presque ces vérités atroces assénées avec un grand cynisme. Que les gens dansent sur ses chansons sans se rendre compte que la gravité des propos éclaire l'état de la société. Traduit en termes politiques, c'est terrible : on peut alors élire les idées les plus obscures si elles sont bien présentées». On peut aussi rétorquer qu'il vaut mieux en danser qu'en pleurer et que Stromae fait les deux. Conclure aussi, comme Agnès Poirier du Guardian, que «le mécontentement, la lucidité, le réalisme, le jeu de mots, les chansons de Stromae couplées avec son image de dandy lisse ont mené à son succès et à son culte. Le malaise dans la Zone euro peut sembler lugubre pour beaucoup, mais il a au moins trouvé une voix et un rythme». Bref, que Stromae serait donc une sorte de Manneken-Pis global, à ceci près que ce n'est plus seulement la Belgique qui se soulage à travers lui, mais tout le continent.

Stromae
A la Halle Tony Garnier, samedi 26 avril et samedi 1er novembre
Aux Nuits de Fourvière, jeudi 12 juin

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