Cannes 2014 : sommeil trompeur

Retour sur une drôle de compétition cannoise, non exempte de grands films mais donnant un sentiment étrange de surplace, où les cinéastes remplissaient les cases d’un cinéma d’auteur dont on a rarement autant ressenti le formatage. Christophe Chabert

Le festival de Cannes n’aura pas échappé à la règle désormais avérée de "l’année sur deux" : 2013 avait été explosive et stimulante ; 2014 a paru prévisible et peu excitante. Pourtant, le bilan n’est pas si catastrophique que ça : il y avait pas mal de beaux films à voir dans la compétition — la moitié ou presque — mais peu ont déjoué les attentes que l’on pouvait avoir en leurs cinéastes. Par un paradoxe très curieux, seul Michel Hazanavicius avec son bancal et inachevé The Search a permis de découvrir une facette inattendue de son auteur. C’est dire… Les autres cinéastes ont tous présenté des films, bons ou mauvais, peu importe, conforme à leurs œuvres précédentes.

Les Dardenne ont fait du Dardenne, Cronenberg du Cronenberg, Ken Loach du Ken Loach, Egoyan du Egoyan — d’il y a quinze ans, circonstance aggravante dans son cas… Normal, ce sont des auteurs, bons ou mauvais, peu importe, avec un style, des thèmes, des méthodes éprouvées ; mais la sensation dominante était celle d’un club de réalisateurs déjà largement reconnus creusant pépère leur sillon en remplissant une case de ce grand paysage un peu figé qu’est le cinéma d’auteur mondial. Effet de loupe lié au festival, qui se dissipera lorsque les films trouveront séparément le chemin des salles ; mais effet dangereux pour l’intérêt de la manifestation, plutôt bien accueillie par la presse, plus fraîchement par les professionnels, notamment les exploitants, sans doute plus conscients que nous de la lassitude possible des spectateurs face à des œuvres qui ne ménagent guère de surprises.

La quête du film total

Deux films très puissants ont finalement pris l’ascendant sur tous les autres : Winter sleep de Nuri Bilge Ceylan (Palme d’or) et Leviathan d’Andrei Zviaguintsev (Prix du scénario). Films frères à l’ambition similaire : faire le film d’auteur total, la grande œuvre romanesque éclatante de maîtrise s’inscrivant immédiatement dans l’Histoire du cinéma plutôt que dans son actualité. Bilge Ceylan et Zviaguintsev croient dur comme fer dans la force de leurs récits et de leurs images, fouillent leurs personnages et explorent leur décor avec une minutie impressionnante, osent les ruptures de ton — surtout Zviaguintsev, dont on ne soupçonnait pas la nature comique — et n’oublient jamais de trouver une place pour le spectateur à l’écran. C’est un étrange paradoxe de la part de films très longs (3h15 pour Ceylan, 2h20 pour Zviaguintsev) : ils ne sont jamais hautains ou arrogants, ne demandent pas d’effort pour le spectateur (un peu d’endurance physique pour Winter Sleep), mais ne cherchent pas non plus à brader leur ambition artistique sur l’autel de la mode.

Soit l’inverse d’un Mike Leigh avec sa bio de Turner (qui a valu à l’acteur Timothy Spall le Prix d’interprétation masculine), où il s’enfonce inexorablement dans la solennité et la rumination misanthrope, ses quelques éclairs de mise en scène vite noyés dans un océan d’ennui culturellement correct. Ou d’un Olivier Assayas avec Sils Maria, tellement satisfait de son dispositif réflexif qu’il en oublie la plus élémentaire des crédibilités scénaristiques. Conséquence : un squelette de film, totalement théorique, où le cinéaste déverse sans vergogne ses pensées sur le cinéma, le théâtre et le monde d’aujourd’hui avec une prétention et une malhonnêteté proprement révoltantes. Ou encore d’un Bennett Miller (Prix de la mise en scène, malheur !) avec Foxcatcher, caricature de cinéma sérieux américain pour acteurs en quête d’Oscars (Steve Carrell, catastrophique dans une démonstration ridicule d’underplaying à faux nez).

Au milieu du gué, on trouve Xavier Dolan avec Mommy, son film le plus abouti, où il s’essaie à une forme de comédie hystérique — réussie — et à un mélodrame familial — moins probant — sans arriver à dépasser ses affèteries stylistiques et clipesques, ce travers qui consiste à signer ses plans avant de les penser. Cela étant, le film est loin d’être mauvais, et son Prix du jury n’est pas volé — par contre, le partager avec Godard était insultant pour tous les deux !

Incertain regard

Le constat est encore plus inquiétant si on l’élargit à Un certain regard, section parallèle de la Sélection officielle. C’est simple, à part Party girl (dont on parlait la semaine dernière et qui a remporté la Caméra d’or) et La Chambre bleue, on n’y a rien vu de bien, sinon des objets extrêmement formatés, d’un sous-Ulrich Seidl suédois tourné dans les Alpes (Force majeure) à un premier film sud-coréen inepte et racoleur (A girl at my door), d’une énième note d’intention filmée par Pascale Ferran (Bird people) au catastrophique premier long de Ryan Gosling (Lost river, mélange complètement raté de délire formel incontrôlé et de niaiserie adolescente), d’une "sundancerie" sous influence Lelouch (The Disappearence of Eleanor Rigby) à la nouvelle fumisterie de Lisandro Alonso (Jauja, sauvé par la prestation vaillante de Viggo Mortensen)…

Soit l’inverse d’une Quinzaine des réalisateurs décomplexée, qui n’hésitait pas à aligner cinéma de genre et comédies hilarantes, vieux maîtres tranquilles (Boorman, Takahata) et jeunes cinéastes qui en veulent (Jean-Charles Hue, Thomas Cailley, Céline Sciamma, Damien Chazelle et son fulgurant Whiplash). Et qui nous a offert la plus belle séance de ce Cannes 2014 : la projection de Massacre à la tronçonneuse présentée par Nicolas Winding Refn sous les yeux, remplis de larmes, de Tobe Hooper. Qui aurait cru qu’un film d’horreur vieux de quarante ans éclipserait tous les films d’auteur contemporains dans le plus grand festival du monde ?

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