Isao Takahata décroche la Lune

Le Conte de la princesse Kaguya
D'Isao Takahata (Jap, 2h17) animation

Avec "Le Conte de la Princesse Kaguya", Isao Takahata, l’autre génie du Studio Ghibli, sort d’un long silence créatif pour signer ce qui est sans doute son œuvre la plus ambitieuse et la plus accomplie. Rencontre avec un cinéaste d’animation d’exception. Textes : Christophe Chabert

Pour avoir eu la chance de découvrir un après-midi à la fin des années 80 dans une salle annécienne maintenant défunte Le Tombeau des Lucioles, on sait ce que l’on doit à Isao Takahata : cette révélation, assez évidente aujourd’hui, beaucoup moins pour un adolescent à l’époque, que le cinéma d’animation pouvait atteindre une profondeur humaine et existentielle égale sinon supérieure à celle du cinéma en prises de vue réelles. Cette œuvre adulte mais racontée du point de vue de l’enfance, évoquant les fantômes mélancoliques de la Seconde Guerre mondiale au Japon, sortait alors de nulle part ; son auteur, tout comme le studio qui le produisait (Ghibli), n’étaient connus que d’une poignée de cinéphiles très spécialisés et le film lui-même attendra huit ans avant d’être distribué en France. Takahata a déjà cinquante-trois ans au moment de sa réalisation et une carrière riche partagée entre longs-métrages pour le cinéma et séries animées pour la télévision. Aujourd’hui, il en a soixante-dix-huit, et ce même festival d’Annecy vient de l’honorer d’un Cristal d’honneur pour l’ensemble de son œuvre, en parallèle de la présentation de son dernier-né, le magnifique Conte de la Princesse Kaguya.

Tradition et épure

Quatorze années le séparent pourtant de la précédente réalisation de Takahata, Mes voisins les Yamada. Qu’a-t-il fait entre temps ?

«Après Mes voisins les Yamada, explique-t-il, je me suis concentré sur une étude de la peinture japonaise. Ça a été l’objet d’un certain nombre d’écrits et donné lieu à la publication de plusieurs livres. Une partie de ces écrits a été présentée de manière ponctuelle sous la forme d’une exposition au musée de la tapisserie de Bayeux. Par ailleurs, j’ai travaillé sur le projet de la Princesse Kaguya et sur deux films qui n’ont pas pu se concrétiser, pour des raisons qui ne sont pas d’ordre financier. L’ensemble de ces projets, sur le plan formel, étaient inscrits dans la même direction que Le Conte de la Princesse Kaguya.»

Il faut préciser ici qu’à la différence d’Hayao Miyazaki, à qui on le compare sans cesse à cause de leur passé commun au sein des studios Ghibli, Takahata se considère plus comme un réalisateur que comme un animateur ou un dessinateur ; ses films n’ont du coup que peu de points de convergence graphique et chacun représente un nouveau défi stylistique. Même si, et cela paraît évident à la vision de Kaguya, le cinéaste tend vers une forme d’épure, qu’il dit avoir trouvée dans la peinture japonaise mais aussi dans l’art occidental et chez Fredéric Back.

«Back est un réalisateur d’origine alsacienne qui a vécu toute sa vie au Canada. Ses films importants sont Crac et une adaptation de Giono, L’Homme qui plantait des arbres. Dans Crac, il y a une scène où l’on voit une foule de villageois qui dansent. Et on a l’impression que le peintre était sur place, qu’il voyait les villageois danser et que, d’une manière évidemment impossible dans la réalité, il a croqué image par image, sur le vif, les mouvements de ces villageois. Il y a là quelque chose qui diffère de l’idée traditionnelle d’un personnage que l’on dessine et que l’on va animer : il y a une réalité qui existe au préalable et que l’on va essayer de saisir par le dessin, de représenter. Par cet effort, quelque chose passe chez celui qui va découvrir le dessin. C’est ce que j’ai essayé de faire avec ce film-là.»

L’énergie de la ligne

Cela produit dans Le Conte de la Princesse Kaguya des moments absolument stupéfiants de beauté, comme cette échappée de la princesse dans la forêt, où effectivement on a le sentiment que c’est le dessin qui vibre et non l’animation qui imite le travelling d’une caméra.

«Ce qui nous importait, c’était l’élan qui est en jeu dans la ligne, dans le dessin au trait. Il y a des dimensions psychologiques mais aussi une énergie intérieure. Quand vous représentez quelque chose par le trait, par exemple un mouvement rapide, il faut une exécution rapide dans le dessin. C’est ce qui est en jeu dans le croquis. Pour représenter un mouvement lent ou un objet immobile, votre dessin doit être plus précis, plus posé. Il y a un rapport entre l’énergie utilisée pour le dessin et ce qu’il transmet de l’énergie de ce qui est représenté. Mais il ne s’agit pas de mettre en place des styles, ou des orientations formelles différentes selon les moments du film…»

En effet, difficile d’imaginer œuvre plus cohérente visuellement que celle-ci, même si elle résulte, comme Isao Takahata l’explique, d’un creuset d’influences. Ce que l’on retrouve dans la musique composée par le fidèle Joe Hisaishi, qui passe d’une mélodie purement orientale comme thème principal à des accords occidentaux lorsqu’il s’agit d’évoquer le peuple de la Lune. Cette cohérence est aussi celle de l’histoire racontée, récit d’émancipation difficile d’une jeune fille écartelée entre ses origines et les codes sociaux dans lesquels elle se retrouve enfermée : descendue de la Lune sur Terre pour naître dans un bambou, elle est recueillie par un couple de paysans et sympathise avec les gamins du coin, avant d’être projetée dans une aristocratie ne jurant que par l’apparence, la richesse et la compétition.

Féminisme

Cette histoire provient d’un récit japonais très ancien, Le Conte du coupeur de bambous :

«L’œuvre originale est un roman, un texte de fiction en prose datant du IXe siècle, le plus ancien de cette nature au Japon. Mais ce n’est pas un conte ou une légende, c’est vraiment une fiction. D’autre part, c’est un récit basé sur des éléments déroutants, des énigmes. On peut en résumer la trame a minima en disant qu’il s’agit d’une princesse née dans un bambou qui va refuser ses prétendants et retourner sur la Lune. Cette trame, tous les Japonais la connaissent. Si on lit le texte d’origine, c’est une énigme, on ne comprend pas ses ressorts, pourquoi elle refuse ces hommes, pourquoi elle retourne dans la Lune. Mon idée avec ce film, c’était d’adapter cette histoire pour comprendre les enjeux qui ont présidé au cours des événements. Il m’a semblé qu’avec un regard contemporain, il y avait moyen d’expliquer tout cela».

En déployant ce récit, Takahata lui donne donc des échos très actuels, politiques et féministes, ce qui lui a valu une pluie de compliments de la part des spectatrices japonaises, mais aussi de personnalités féminines importantes n’ayant pas hésité à prendre la plume pour dire leur admiration envers le film, dans la presse ou dans des correspondances privées. «Ça ne m’était jamais arrivé» dit le cinéaste, manifestement ravi de ce soutien inattendu, et cela le console d’un succès public limité, malgré des critiques unanimement positives.

«Le film n’a pas rencontré le même succès que Le Vent se lève… J’ai tendance à expliquer cet écart-là par une défiance du public à l’égard de l’œuvre originale. Elle est connue de tous même si elle a ce côté énigmatique, donc à quoi bon aller voir l’adaptation de ce vieux récit que l’on connaît par cœur. Il y avait peut-être un scepticisme à voir le Studio Ghibli adapter cette œuvre canonique comme une sorte d’évidence…»

L’étiquette Ghibli est manifestement pour Takahata aujourd’hui un label un peu encombrant :

«Le Conte de la Princesse Kaguya a été réalisé avec une équipe qui ne doit quasiment rien au studio, elle est presque exclusivement extérieure. Je ne suis pas dans le déni de l’impact du studio en tant que structure de production, et ça me permet de bénéficier de budgets conséquents pour travailler sur les films, mais ces questions de continuité ne font pas le poids face aux enjeux propres de chaque film, et au parcours de chaque réalisateur.»

Au crépuscule de sa carrière, comme son héroïne, on sent que Takahata a plus que jamais envie de retourner à ses racines, quitte à laisser derrière lui ses souvenirs. L’ultime question restera donc en suspens : Kaguya sera-t-il son dernier film ?

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