Avec "Le Royaume", Emmanuel Carrère mène une double enquête savamment intriquée, sur sa «crise de foi» et sur les premiers chrétiens, prolongeant de manière virtuose le jeu de poupées russes qu'est devenue son œuvre.Christophe Chabert
630 pages sur l'histoire des premiers chrétiens... Après avoir relaté la vie de l'auteur illuminé Edouard Limonov, de la bohème branchée parisienne aux camps de redressement russes sous Poutine, Emmanuel Carrère semble effectuer dans Le Royaume un spectaculaire grand écart. Sauf que son œuvre est devenue, depuis ce tournant décisif qu'était L'Adversaire, où il se confrontait littérairement et littéralement à l'affaire Jean-Claude Romand, un labyrinthe dans lequel chaque livre entre en écho avec le précédent, quand il n'en est pas le prolongement naturel ou, c'est presque pareil, la réponse contradictoire.
Le Royaume, justement, trouve sa source dans les années qui précèdent la rédaction dudit Adversaire : moment de dépression lié à un mariage qui prend l'eau, panne d'inspiration et, dans une continuité logique que Nietzsche aurait appréciée, conversion soudaine et absolue au christianisme. Époque oubliée par Carrère dont les traces — des cahiers où il se livre à une exégèse des Évangiles — ressurgissent par un de ces hasards qui parsèment ses livres, où le désir de faire de sa vie un roman est un défi presque occulte lancé à la réalité.
Paul, Luc et les autres...
Passée cette brillante première partie où, avec la distance et l'humour qu'on lui connaît, Carrère raconte sa «crise de foi» — avec un épisode hallucinant où surgit une babysitter américaine maboule qu'on dirait échappée d'un thriller — Le Royaume inverse la proposition. Il ne s'agit plus d'aller trouver dans la vie de l'auteur la matière à une enquête extraordinaire, mais d'enquêter avec l'œil du sceptique sur cet événement extraordinaire qu'est la résurrection du Christ, pour le ramener à sa réalité la plus profane : une lutte intestine entre diverses factions pour forger les dogmes d'une secte encore confidentielle, muée au fil des siècles en religion majeure.
Avec pour héros d'abord Paul, le converti, radical et ambitieux, parcourant le monde pour vendre à tout prix la parole du Christ en annonçant une apocalypse prochaine, puis Luc, son disciple, qui tente une synthèse entre l'enseignement de son maître et son patient travail pour retourner aux sources du verbe christique. Carrère trouve en Luc une forme d'alter ego, curieux et rigoureux, mais surtout doué d'un talent romanesque dont les autres apôtres sont dépourvus. Avec lui, il chemine dans les méandres des Évangiles en traçant de sublimes lignes de fuite avec le stalinisme ou les personnages de Dostoïevski, sans oublier un détonnant détour par le porno amateur sur Internet. Du porno dans un livre sur le christianisme ? On ne voit que Carrère pour réussir ce mariage contre nature — et, sous sa plume, parfaitement naturel...
Emmanuel Carrère
À la libraire Passages, jeudi 9 octobre
Le Royaume (P.O.L.)