Lumière 2014, jour 3 – Extase

"Arrebato" d’Ivan Zulueta.

Après trois jours de festival, le voilà, le film qu’il fallait avoir vu. Une seule séance, ce mercredi soir à l’Institut Lumière, pour Arrebato d’Ivan Zulueta, projeté dans le cadre de la carte blanche à Pedro Almodóvar, inédit en France et dont il n’est absolument pas dit qu’on puisse le revoir sur grand écran un jour. C’est un météore, à l’image de son auteur, qui n’a presque rien fait par la suite, retournant à un quotidien assez proche de celui décrit dans le film — claustration, vie nocturne et addiction à l’héroïne. Il a gardé tout son potentiel de fascination, même 35 ans après son tournage, et conserve son caractère hautement dérangeant — dès la dixième minute et un shoot d’héroïne en gros plan, un spectateur a pris la poudre d’escampette, et ce ne fut pas le seul ; mais, deux minutes après la fin du générique, beaucoup n’arrivaient carrément pas à quitter la salle, médusés par la puissance de ce qu’il venait de voir.

À la Quinzaine des réalisateurs cannoise en mai dernier, Nicolas Winding Refn, présentant la copie restaurée de Massacre à la tronçonneuse — que l’on vous incite fortement à découvrir à Lumière — parlait de cette malédiction du «chef-d’œuvre dès son premier film», malédiction qui toucha Tobe Hooper et avant lui Orson Welles. On pourrait y ajouter Zulueta, tant Arrebato est un film absolument accompli mais surtout manifestement en avance sur son temps. En 1979, soit quatre ans seulement après la fin du franquisme, Zulueta fait table rase du cinéma d’avant et invente le cinéma espagnol contemporain. En comparaison, il faudra cinq films à Almodóvar pour atteindre un tel niveau ; et encore…

Le cinéma est le sujet et la matière d’Arrebato, tout tourne autour de lui, littéralement comme métaphoriquement. José Sirgado, le protagoniste, est un cinéaste à bout de souffle, une sorte de Jess Franco tournant sans conviction de médiocres séries B d’épouvante avec des loups garous et des vampires, le genre de films qui ne dérangeaient pas la censure franquiste et qui constituaient l’ordinaire de la production espagnole durant la dictature. Il est par ailleurs accroc à l’héroïne, et entretient une relation tumultueuse avec son actrice Ana (Cecilia roth, une des futures égéries almodovariennes), elle aussi dépendante.

Après avoir achevé le montage de son dernier film, il rentre chez lui, trouve sa copine endormie et ouvre un paquet à son intention, dans lequel il trouve une cassette audio et une bobine super 8. Revient alors le souvenir de Pedro, post-ado bizarre rencontré lors d’un repérage dans une maison à la campagne. Pedro passait son temps à filmer en super 8 les alentours de sa maison, les nuages, la nature ; mais lorsqu’il regardait ses images, il se mettait à pleurer comme un enfant, prenant conscience de son échec à capturer ce qu’il qualifie d'«extase». Par ailleurs, Pedro est aussi un genre de schizo qui, une fois qu’il a sniffé une bonne dose de poudre, se transforme en éphèbe pour backroom, change de voix et d’attitude, soumettant ceux qu’il rencontre à une drôle d’expérience : les hypnotiser par le retour d’un souvenir d’enfance — un comics ou une poupée — puis filmer cette «pause» pour essayer de saisir cet instant d’abandon.

José, c’est le cinéma du passé : un technicien froid qui ne s’investit plus dans ce qu’il filme, ni émotionnellement, ni humainement ; Pedro, à l’inverse, représente l’avènement d’un nouveau cinéma, hautement personnel et expérimental, quoique toxique dans sa quête d’absolu et de subjectivité. Le génie de Zulueta, c’est d’effectuer la navette entre les deux par la force de sa mise en scène : il y a comme un reliquat de la comédie espagnole ou d’un certain cinéma bis dans son observation pittoresque des mœurs provinciales — la tante de Pedro, par exemple — ou sa façon de jongler avec quelques effets horrifiques. Mais il y a surtout un désir de bousculer tout cela par l’irruption d’images impures, et surtout par un jeu complexe sur la matière cinématographique : l’exemple le plus fort reste la scène où, alors que le film super 8 de Pedro envahit le cadre sur une musique électro-pop, l’image est régulièrement ponctuée par des noirs silencieux. Il faudra attendre le contrechamp où Ana s’amuse à remettre le bras de la platine en arrière pour comprendre que film et musique étaient en fait séparés, seulement réunis par la mise en scène de Zulueta.

Le film navigue de toute façon en permanence entre le passé et le présent, grâce à la voix de Pedro enregistrée sur la cassette, narrateur off d’une histoire que l’on découvre à travers le regard de José. C’est sans doute l’innovation la plus discrète, mais pas la moins essentielle, d’Arrebato : cette capacité à faire coexister dans le même temps deux points de vue, en scindant l’image et le son, sinon en les faisant s’entrechoquer de manière violente — il y a des instants presque godardiens où le dialogue et la voix off sont mixés au même niveau, forçant le spectateur à choisir ce qu’il écoute.

À force de décomposer ainsi ce qui fait le cinéma, Zulueta parvient à faire croire dans son intrigue même à quelque chose d’impossible : la progressive autonomie d’une caméra qui, à trop vouloir enregistrer l’âme de ceux qu’elle filme, finit par en développer une, noire et destructrice. Dans la dernière partie, hallucinante, Pedro, devenu une sorte de vampire mondain et branché hantant les bas-fonds interlopes de Madrid — dans le film, tout le monde se came et tout le monde est bisexuel — tente de retrouver le fil de son obsession, cette quête de l’«arrebato» — qu’on peut traduire par extase, transe, ou même fureur — dont il décide de devenir l’objet unique. Il se filme toutes les nuits dans une sorte de plan séquence warholien, mais lorsqu’il développe les bobines, celles-ci sont progressivement envahies par des photogrammes rouges. Quelle réalité cachent-ils ? Que se passe-t-il à cet instant et pourquoi la caméra refuse-t-elle de l’enregistrer ?

Si Arrebato renvoie directement au Voyeur de Michael Powell, film séminal qu’Almodóvar a choisi de programmer dans son autre carte blanche à Lumère, Pedro incarnant à la fois l’homme atteint d’une pulsion scopique virant à la pathologie, mais aussi ses victimes, choisissant d’autoenregistrer sa propre disparition, Zulueta est aussi très proche d’un Stanley Kubrick dans cette manière de penser la machine comme le nouveau prolongement de l’œil et du cerveau humain. Le «clic» rouge de la caméra renvoie évidemment à la lumière qui s’allume lorsque Hal se met à parler dans 2001. Quant à l’image finale, où les personnages se retrouvent prisonniers d’une image qui n’a plus besoin de caméra pour être projetée, tandis que la caméra n’a plus besoin d’opérateur pour filmer le monde, produit une sensation métaphysique aussi intense que celle du bébé astral dans le même 2001.

Que se serait-il passé si Arrebato avait connu le succès à sa sortie, plutôt que d’attendre des années avant de se transformer en film culte — et encore, en Espagne seulement ? Si Zulueta avait pu continuer sa carrière ? C’est la question que l’on se posait hier. Car on sent que le film a eu une influence considérable sur le cinéma espagnol. Almodóvar, bien sûr, dont certains passages de La Mauvaise éducation ou d’Étreintes brisées semblent sortir d’Arrebato, sans parler de l’ambiance Movida qui baigne la deuxième moitié du film et qui deviendra la marque de toute sa première période — le catalogue du festival signale cette anecdote : c’est Almodóvar qui double un des personnages féminins du film pour lui donner une dimension plus… masculine ! Mais aussi Amenabar, dont le Tesis prolonge la réflexion de Zulueta sur le vampirisme par l’image. L’impression, à la sortie de la projection, était d’avoir découvert — enfin, pas totalement, car on avait déjà vu le film en vidéo, mis sans sous-titres, ce qui n’était pas la meilleure manière d’en appréhender la grandeur — un film clé, un secret enfoui qui n’attend plus que des courageux pour le révéler au monde et en faire une œuvre majeure de la décennie 70.

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