Kazan : il était une fois loin de l'Anatolie…


Sa vie est un roman, ses films un exemple de classicisme romanesque et ses méthodes de travail avec les acteurs des révolutions durables pour le cinéma américain : l’Institut Lumière propose de redécouvrir pendant deux mois l’œuvre magistrale d’Elia Kazan. Christophe Chabert

S’il fallait garder une image du cinéma d’Elia Kazan, ce serait peut-être celle de Nathalie Wood rentrant chez elle, transportée de bonheur après avoir passé une soirée avec Warren Beatty, dans La Fièvre dans le sang (1961). Jeune fille naïve issue d’une famille modeste qui pense avoir découvert le grand amour auprès d’un fils de parvenu se complaisant dans l’oisiveté et la séduction désinvolte, elle monte dans sa chambre et se met à toucher peluches et jouets avec une délectation érotique palpable, comme si ces objets de l’enfance étaient devenus des fétiches pour la femme en train d’éclore.

Érotiser les objets : tel était un des mots d’ordre de Kazan à ses acteurs, sur ses plateaux de cinéma, dans ses mises en scène de théâtre ou lors des cours qu’il dispensait à l’Actor’s Studio. Aux côtés de Lee Strasberg, ils ont contribué à faire de la méthode Stanislavski, où l’acteur va piocher dans sa mémoire affective des émotions qui irriguent son interprétation, l’outil favori des grands comédiens américains : Brando bien sûr, auquel Kazan a fourni ses plus grands rôles dans Un tramway nommé désir (1951), Viva Zapata (1952) et Sur les quais (1954), mais après lui Paul Newman ou Al Pacino.

Dans le documentaire que Michel Ciment a consacré à Kazan, où il va à sa rencontre pour la sortie de son avant-dernier film Les Visiteurs (1972), le cinéaste revient sur une autre scène : dans Sur les quais, alors que Brando marche à côté d’Eva Marie-Saint, celle-ci laisse tomber par accident son gant ; Brando le ramasse et, plutôt que de le lui rendre, se met à jouer avec, à l’enfiler… Cet imprévu du tournage donne toute sa tension à la séquence, illustrant à la fois l’intuition de Brando et la qualité de metteur en scène de Kazan, capable de laisser advenir à l’écran la vérité troublante des rapports entre les êtres.

Un idéal trahi

Kazan, fils d’un immigré grec anatolien, vendeur de tapis mis en difficulté par la crise de 1929, commence sa carrière en tant qu’acteur au sein d’une troupe nommée le Group theatre, emmenée par Lee Strasberg et Harold Clurman ; c’est une communauté de comédiens, d’auteurs et de metteurs en scène rêvant de monter leurs productions en totale autonomie. Un idéal sous-tendu par un autre : la proximité avec le parti communiste, auquel Kazan adhère avant de s’en retirer suite à un procès expéditif — au-dessus d’une boulangerie ! où on lui reproche ses libertés prises avec la ligne du parti.

Tandis que l’utopie théâtrale se délite et que Kazan se découvre bien meilleur metteur en scène qu’acteur, récoltant succès et louanges sur les scènes américaines, Hollywood vient lui faire du pied. Contre toute attente, il s’entend plutôt bien avec les moguls des studios, en particulier Darryl Zanuck qui règne à l’époque sur la Fox, comme ce sera le cas plus tard avec le flamboyant Sam Spiegel. Pourtant, ses premiers films — Le Lys de Brooklyn (1945), Le Maître de la prairie (1947), western qu’il renie totalement, et même Le Mur invisible (1947), pour lequel il obtient pourtant un Oscar — le laissent insatisfait : trop manichéens, pas assez proches de la vérité humaine qu’il cherchera ensuite à reproduire dans son œuvre.

Sa rencontre avec Tennessee Williams puis avec Arthur Miller seront déterminantes : le triomphe d’Un tramway nommé désir — sur scène puis au cinéma — et de Mort d’un commis voyageur — qu’il crée au théâtre — lui assurent une popularité exceptionnelle et lui permettent d’affiner son sens de la direction d’acteurs. Jusqu’à ce que le Maccarthysme passe par là : Kazan, dos au mur, apeuré à l’idée de ne plus travailler, accepte de témoigner devant la commission des activités anti-américaines pour dénoncer ses anciens camarades communistes. Commence pour lui une période d’ostracisme mais aussi, selon un paradoxe qu’il décrypte dans sa superbe autobiographie, Une vie, un moment de maturité artistique où il enchaîne les chefs-d’œuvre, de Sur les quais à America America (1963), où il retourne sur les terres natales de ses parents, en Anatolie.

L’ambivalence comme vérité humaine

Dans cette même autobiographie, on voit à quel point Kazan s’est plongé dans ses contradictions personnelles — son humanisme entaché par son témoignage monstrueux, son individualisme peu conciliable avec ses aspirations progressistes, ses rapports aux femmes que ce grand séducteur fait défiler dans son lit avec un mélange d’amour et d’égoïsme cruel — pour innerver en profondeur ses films. Le splendide Le Fleuve sauvage (1960) est un parfait exemple de cette volonté de ne jamais faire pencher l’empathie du spectateur d’un côté — la vieille femme qui refuse de quitter sa terre — ou de l’autre — l’envoyé de l’État chargé de la convaincre de partir, personnage identificatoire pour le public — mais simplement capter les ambiguïtés de la vie — le progrès est nécessaire mais pas forcément bénéfique.

On en revient à la scène de La Fièvre dans le sang : la jeune fille nageant dans la félicité affronte le regard inquiet de sa mère, pressentant l’issue malheureuse de cette union contre nature. La conclusion de ce mélodrame déchirant renverse pourtant les perspectives, entre le nanti et la gentille fille tombée dans la dépression. C’est la vie, dans toute sa tragique et sublime ironie, et c’est l’essence du cinéma de Kazan.

Rétrospective Elia Kazan
A l’Institut Lumière, du 12 novembre au 7 janvier

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