Sur un plateau de jeu impeccable, le metteur en scène Gilles Pastor transforme ses acteurs (et ses footballeurs !) en figurines animées au service d'un texte complexe et passionnant de Pasolini : "Affabulazione". Nadja Pobel
Il y a les spectacles qui prennent le temps de se mettre en place et ceux qui, dès leur entame, existent pleinement. Avec Affabulazione, Gilles Pastor a indiscutablement choisi la deuxième option. Sur une musique de clavecin en stéréo, il crée d'emblée une dissonance. Et chacun des comédiens de venir du fond de la salle, puis traverser le plateau, dos aux spectateurs. Et rejoindre les coulisses. Ce mini prologue donne le ton : celui d'un spectacle net, d'une élégance peu commune et déjà délicatement grinçant.
Placé sous le haut patronage de Sophocle, avec la voix de Jeanne Moreau pour faire résonner son spectre, Affabulazione raconte dans une langue superbe, quoique complexe, comment un père, riche industriel milanais des années 70, est perturbé par un rêve dans lequel il a pensé tuer son fils. «Comme si dans mon sommeil il avait plu» dit-il. De cet Œdipe inversé allié à une foi soudaine découle une réflexion sur le sens de la paternité et de la jeunesse disparue qui, loin de rester à l'état de théorie insaisissable, s'incarne sur le plateau. Comme dans Théorème, l'équilibre familial s'en trouve chamboulé.
Par terre
Mais si le sujet est grave, son traitement ne l'est pas. Gilles Pastor s'autorise de nombreuses fantaisies, à commencer par le personnage du curé, incarné par le génial Antoine Besson, qui le temps d'un dialogue parle comme s'il ânonnait un cantique. Plus tard, devenu cartomancienne, il plongera ses yeux non dans une boule de cristal mais dans une boule à facettes. Irrésistible. Et tandis que la vidéo (ingrédient récurrent dans le travail du metteur en scène) s'insère dans le spectacle de façon indolore tant son utilisation est maîtrisée, c'est la sonorisation de quelques gestes qui surprend, signalant, comme un grincement de dent, que quelque chose ne tourne plus très rond dans cette famille. Le hors champ est également utilisé à bon escient et contrebalance ce qui se trame sur le plateau, dont une scène d'amour, là encore décalée, entre le fils et sa compagne qui joue un jeu ambigu avec son beau-père, l'impressionnant Jean-Philippe Salério.
Entre tout cela ? Du foot ! Quatre joueurs aèrent à divers moments le spectacle avec un savoir-faire et surtout un sérieux qui siéent au récit et à Pasolini lui-même, grand amateur de la chose. L'irruption du sport est une manière supplémentaire de travailler la géographie du plateau, de tracer d'autres lignes éphémères mais marquantes sur cette pelouse synthétique. Autant d'ingrédients disparates qui nourrissent une création pourtant très cohérente, émouvante, drôle et intrinsèquement politique car posant la question se savoir si les héritiers ne sont finalement pas plus bourgeois que leurs géniteurs.
Affabulazione
Au TNP jusqu'au dimanche 16 novembre