Derrière des traits à la Dorian Gray, Etienne Daho cache un quasi-sexagénaire qui n'a jamais paru aussi fringant, malgré les coups du destin. Retour sur le parcours, presque sans faute, d'une increvable icône pop, de passage à Lyon pour sa tournée "Diskönoir", depuis peu disponible sur disque. Stéphane Duchêne
Chanteur réputé sans voix ni charisme, Etienne Daho a traversé pas moins de quatre décennies et quelques "condamnations à mort" plus ou moins avérées. Soit dix fois ce dont rêvent aujourd'hui certains apprentis chanteurs en quête de ventes et de gloire. De fait, pour le chanteur rennais, poussé sur scène et sur disque par ses mentors Jacno et Franck Darcel (Marquis de Sade), les choses auraient pu s'arrêter très vite. Avec Mythomane, en 1981.
Le coup d'essai est un coup dans l'eau, un four sur lequel le chanteur semble livrer un programme : On s'fait la gueule, pressentiment, peut-être, de rapports compliqués avec un rock français où il fera figure d'OVNI. Pas vraiment rock donc (malgré ses influences), encore moins chanteur de variété, mais icône pop, oui, saisie très tôt par les artistes Pierre et Gilles sur la pochette de La Notte la Notte (1984), dont malgré les tubes Week-end à Rome et Le Grand Sommeil, on peine à définir le style. Sauf que le style, c'est Daho lui-même, et le succès est aussi cinglant que l'échec de Mythomane.
Voyages immobiles
Et puis le trop méconnu Arnold Turboust provoque chez Daho l'éveil spirituel", le satori, terme qui enfantera Pop Satori. Turboust booste Daho, alignant perles pop – Épaule Tatoo, Tombé pour la France, Duel au Soleil – et bombes new wave – Satori Thème, Paris le Flore adapté des Young Marble Giants. Et donne sans doute, pour l'heure, la version la plus juste qui soit de Daho. À supposer qu'elle ne soit en «voyages immobiles» permanents comme il le chantera plus tard.
Car le costume est malgré tout un peu étroit pour Etienne, enfant de Genet et de Jacno, du punk et des romantiques, de la new wave et de Syd Barrett. Il est de la sorte immortalisé sur la pochette de Pour nos vies martiennes (1988) par un autre maître peintre pop, Guy Peellaert. Mi-Rusty James (Coppola), mi-Querelle (le marin queer de Fassbinder), Daho va au charbon tout en élargissant les collaborations – Jérôme Soligny, Édith Fambuena (des Valentins), Turboust toujours. Deuxième disque de platine d'affilée, ces chroniques martiennes sortent simultanément dans plusieurs pays et donnent lieu à un live où l'on croise des membres de Style Council et de Talking Heads. La Dahomania n'est pas loin.
Elle achève de prendre en 1991 avec Paris Ailleurs. Daho a 35 ans et file à New York enregistrer un album qu'il compose quasiment seul, produit par la complice Édith Fambuena. Un disque vitaliste, ligne claire et pourtant toujours empreint de cette mélancolie indéfectible qui remonte à très loin, du côté d'Oran. L'album Daholympia qui immortalisera la tournée subséquente est à l'avenant. Comme avec Live Ed en 1989, comme plus tard avec Daho Live en 2001 ou aujourd'hui Diskönoir (où l'on retrouve Dominique A et Frànçois Marry), il sait ici se parer d'une humeur scénique qui fait de ses concerts des expériences uniques.
Reserection
En attendant, après avoir multiplié les collaborations (productions ou duo avec des chanteuses qu'il affectionne, une constante chez lui), Daho est victime d'une drôle de mésaventure : l'annonce faite à Paris de sa mort du SIDA, renforcée par la discrétion médiatique du chanteur après le pic dahomaniaque de Paris Ailleurs. Ailleurs, il s'en amuse presque et, depuis Londres, enregistre avec le groupe pop gallois Saint-Etienne le bien nommé Reserection, trouvant dans cette courte expérience un chemin vers la résurrection, musicale cette fois.
Explorant la dimension électro-trip-hop-jungle, alors en pleine bourre, porté par une grande finesse d'écriture qui ne cherche pas le tube, Daho livre avec Eden (1996) un album hybride magnifique aux orchestrations classieuses, signées David Whitaker. Magnifique mais incompris, en tout cas des dahomaniaques, ce qui lui laisse un goût amer.
Mais Daho a la solidité et l'audace des grands timides. Au tournant du siècle, il continue de se jeter Corps et Armes (2000) sous les roues d'ambitions musicales plus soul, accouchant de pépites comme Ouverture, Le Brasier ou le bouleversant Mémoire vive.
Après ces belles envolées et Comme un boomerang, duo à grand succès avec Dani emprunté à Gainsbourg, le chanteur a lui aussi des envies de retour en arrière. Plus rock, Réévolution (2003) est une manière de faire la sienne, mais le disque n'a rien d'une révolution, ni d'une réévaluation, et encore moins d'une évolution. C'est à tout point de vue (musiques, textes) son disque le moins inspiré, caricatural pour ne pas dire auto-parodique – ce qu'un duo avec Charlotte Gainsbourg n'arrange guère. Le live Sortir ce soir, très électrique, compensera largement cette baisse de régime.
Résurrections
Retrouvant Édith Fambuena, Daho se remet fantastiquement en selle avec L'Invitation (2007), où ce grand discret cryptique se livre comme jamais. Intime – il y évoque notamment son père – le disque est aussi avec le recul étrangement prémonitoire, sur ces quelques vers de Sur la terre comme au ciel : «Je me sens sur la terre / Comme au septième ciel / Si rien n'est éternel / J'adresse maintenant et ici / Une ultime prière / Avant d'être poussière / Oui, avant de devenir Saint-esprit / M'enivrer toute la nuit / D'sa contagieuse fantaisie».
Car la péritonite qui retardera la sortie des Chansons de l'Innocence Retrouvée (2013) manquera l'emporter pour de bon. La référence à William Blake, la dimension pas moins intime, sous la surface, que L'Invitation, n'en sont que plus belles. Ses accents de survivance aussi, lui qui enfant échappa de justesse à un incendie. À se demander si celui qui avait réalisé une superbe adaptation du Condamné à mort de Genet et a survécu à ses amis (Jacno, Darc...), aux échecs et aux quolibets autant qu'à lui-même, n'est pas irrémédiablement condamné à vie. La peau dure, Daho dure.
Etienne Daho
Au Transbordeur vendredi 5 décembre