Ville-paradoxe, royaume de la prostitution et, pour Jean-Noël Orengo, « capitale invisible de l'humanité », Pattaya est au cœur de "La Fleur du Capital", roman polyphonique d'une poésie folle qui, à travers la description fouillée et crue d'un endroit unique au monde, fait aussi le portrait en creux d'un Occident qui s'effondre sur lui-même. Amorce d'une discussion à poursuivre à la Villa Gillet. Propos recueillis par Stéphane Duchêne
Á la lecture de La Fleur du Capital, on se débat, comme ses personnages, avec le mystère de Pattaya sans jamais parvenir à le résoudre. Avant de se dire que, peut-être, le mystère de cet endroit c'est justement d'être une énigme insolvable. Une énigme intrinsèque...
Jean-Noël Orengo : Oui, absolument. Pattaya, c'est un avis partagé par la plupart de ceux qui sont allés là-bas, est unique. L'architecture, la culture des corps, des êtres même, le mélange des peuples, celui du tourisme familial et du tourisme sexuel, même si je récuse ce terme... C'est à la fois infiniment sordide et infiniment beau.
Et puis Pattaya pose, via la prostitution, la question du sexe par rapport au puritanisme ambiant. Pattaya est, comme le disait Lowry du Mexique à une époque, le lieu de rendez-vous de l'humanité, et plus que ça, la capitale invisible d'une humanité inquiète qui a l'impression d'être conditionnée. C'est Babel réconciliée dans la nuit et dans la fête.
Ce qui est paradoxal, et cette ville n'est qu'une suite de paradoxes, d'ailleurs pleine d'êtres paradoxaux, c'est qu'on vient à Pattaya pour oublier, s'immerger dans la fête et le présent perpétuel. Mais ce que vous décrivez surtout, ce sont des êtres qui se perdent absolument...
Oui, parce qu'il y a là un rapport à la mort particulier. Pattaya c'est l'élévation par le bas. Une descente et en même temps une illumination permanente, une redécouverte de l'être que nous sommes. Un être qui ne soit pas simplement engagé dans une carrière, un parcours de vie linéaire. Parce que, quelles que soient les origines sociales des un(e)s et des autres, du plus bas au plus haut de l'échelle sociale, il y a la sensation de rejouer sa vie chaque nuit. Avec, véritablement, le démon de la rencontre. Celle qu'on n'aurait jamais fait.
Et cela vaut pour le client comme la prostituée. La prostitution elle existe partout. Là-bas, c'est autre chose. C'est une porte vers autre chose. C'est changer sa vie, transformer son monde, selon le mot d'ordre du XIXe siècle que Breton avait réanimé et qu'incarne Pattaya.
Á Pattaya, il y a une sorte d'épuration des couches superficielles de l'existence que j'ai matérialisée dans le livre avec l'idée de «survoix», cette espèce de voix inconsciente, de conditionnement, qui est là, qui nous pollue, qui nous traverse, mais au final nous dit quoi de vrai ?
C'est l'idée, que vous écrivez, que Pattaya est une «fiction vécue» ou un «réalisme fictionnel», en tout cas quelque chose qui surpasse la vérité. Où l'on n'est plus soi-même mais un personnage...
Absolument. Il y a tout un folklore littéraire, le folklore de la prostituée, le folklore de la nuit, et aussi tout ce qui a constitué le programme de la poésie moderne, de Nerval au Situationnisme – dans leurs mots d'ordre du moins. Par exemple, le «passage hâtif à travers des ambiances variées» dont parle Debord, cette incertitude, là-bas, c'est vrai, ça existe. On peut se retrouver d'une seconde à l'autre dans des situations très dangereuses, on peut mourir, on peut partir le lendemain avec une rencontre de nuit dans sa famille au fin fond du Cambodge, etc.
«Un soir j'ai assis la beauté sur mes genoux – Et je l'ai trouvée amère – Et je l'ai injuriée... » de Rimbaud, c'est vrai. «La beauté convulsive» de Breton, c'est vrai. Il y a une sorte d'évidence qui frappe y compris ceux qui n'en ont rien à faire de tout ça. Même ceux qui se vantent d'être totalement ignares, ressentent une morsure esthétique, un rapport à la beauté qui ne serait pas s'ils étaient simplement engagés dans une vie telle qu'on en a aujourd'hui.
Vous écrivez qu'à sa manière Pattaya, c'est Atlas, que cette ville «invisible» soutient le monde...
Oui, parce que paradoxalement, ce lieu de fête fait qu'on n'est plus dans le divertissement qui éloigne l'existence d'elle-même. Le divertissement, c'est une notion très complexe, ce n'est pas simplement la télé, c'est aussi une manière d'appréhender le monde. Ces conflits idéologiques qu'on nous montre depuis X temps, qui réapparaissent à travers les attentats délirants qui viennent de se produire [l'interview a été réalisée mi-janvier, quelques jours après les attentats de Charlie Hebdo NdLR)] et les discours qu'ils entraînent, traînent une façon de cacher le monde qui est assez dingue.
Or là-bas, à travers cette relation à l'autre, ce contact, on n'est plus dans le masque mais dans le réel de l'existence, du temps qui nous est donné ici sur terre et de ce qu'on veut en faire, du libre arbitre absolu. C'est pour ça que lorsqu'on en revient, on est très vite agacé, on devient taciturne, on a l'impression de perdre notre temps dans les discussions.
Á Pattaya, il y a une sorte d'épuration de ces couches superficielles de l'existence que j'ai matérialisée dans le livre avec l'idée de «survoix», cette espèce de voix inconsciente, de conditionnement, qui est là, qui nous pollue, qui nous traverse, mais au final nous dit quoi de vrai ?