Presque dix ans d'absence, un retour live en force, et deux albums (quasi) coup sur coup, revoici Godspeed You ! Black Emperor pour ce qui risque d'être un des (positifs) massacres du printemps, sous les pas lourds et dévastateurs d'un monstre nommé Behemoth. Stéphane Duchêne
S'il constitue une sorte d'adresse bienveillante à autrui appelant à la protection céleste, le godspeed de Godspeed You! Black Emperor – que le groupe montréalais a emprunté à un documentaire japonais des 70's – prend en ce printemps (toujours érable ?) 2015 un sens nouveau.
Car c'est bien, au regard des standards du fer de lance du label Constellation, à vitesse divine que se sont enchaînés ses deux derniers albums, quand on avait attendu près de dix ans entre le pénultième, sorti en 2012, et son prédécesseur. Personne ne s'en plaindra, à commencer par les idolâtres du groupe. On pourrait certes juger la chose un peu chiche en termes de quantité, croire au EP, le disque ne comportant que quatre titres.
Mais il y a toujours cette affaire de standards maison qui fait que quatre morceaux suffisent largement à la bande d'Efrim Menuck pour bâtir un disque longue durée aux allures de cathédrale sonore. La vérité, c'est que d'une part les morceaux du précédent Allelujah ! Don't Bend ! Ascend ! préexistaient au hiatus du groupe, tandis que Asunder, Sweet and Other Distress – en fait une demi-surprise – reprend une monumentale pièce musicale baptisée Behemoth (mais auquel le groupe a parfois donné d'autres noms et de nombreuses versions) pouvant s'étaler jusqu'à 75 minutes et constituer le seul et unique morceau de certains concerts – comme ce fut le cas en ouverture de Nine Inch Nails en 2013.
Grand soir
Comme les morceaux tératologiques de Godspeed sont souvent eux-mêmes divisés en mouvements, Asunder, loin d'être taillé d'un bloc, alterne montagnes russes faites de montées en vrille et de descentes en flammes et drones abstraits davantage versés dans une forme de musique concrète – pour ne pas dire concrete, traduction anglaise du mot béton.
Et c'est bien là où cette formation est fascinante – et en parfaite cohérence avec le militantisme affirmé, martelé, mais jamais lourdingue qui a toujours été le sien : dans cette forme d'alternance entre l'idéologie – l'abstraction donc – et le passage à l'acte. Telle la montée au front avec l'artillerie lourde que constituent les morceaux de clôture et d'ouverture de l'album.
D'un côté Peasantry or "Light inside the Light" qui démarre comme un monstre mythologique, Behemoth donc, figure du Livre de Job, se mettrait en marche (visiblement vers l'Orient, destination musicale vers laquelle GY!BE lorgnait beaucoup sur Allelujah) : lentement, lourdement, faisant trembler le sol, avant de faire hurler sa puissance dévastatrice. De l'autre Piss Crowns are Trebled, montant, à pas résolus vers une épiphanie finale – un élément récurrent de la geste godspeedienne – un grand soir où il ferait jour.
On serait tenté de dire qu'il faut bien évidemment écouter attentivement les paroles du groupe car il a beaucoup de choses à dire. Sauf que de paroles, évidemment, chez GY!BE, il n'y a pas. Ce qui ne doit pas constituer une raison de ne pas les écouter – car elles sont là sous-jacentes
Terres brûlées
De fait, Godspeed, c'est le coup d'état permanent, une révolution sans cesse ressassée en une sorte de continuité mouvante, de répétition marxiste où pour le coup la dimension farcesque n'aurait pas sa place, l'histoire se réinitialisant avec toujours plus de détermination.
Cela ne veut pas dire pour autant que Asunder, Sweet and Other Distress, album à deux faces et quatre têtes (nucléaires), est le meilleur de Godspeed – il est bien trop tôt pour le dire, tant ce type d'album infuse sur le temps long de l'éternité des monstres mythiques et immortels. Ni d'ailleurs que chacun des albums du groupe est meilleur que le précédent.
Comment affirmer que Godspeed a fait mieux que Lift Your Skinny Fists like Antennas to Heaven ou Yanqui U.X.O. ? Absolument impossible, tout comme il est impossible d'affirmer le contraire. Cela reviendrait à tenter de comparer ce que furent jadis les paysages édéniques de terres que l'on a brûlées. Chaque album des Constellés ne se mesure qu'à l'aune de lui-même et de ce qu'il transmet.
La Presse, journal canadien en première ligne quand il s'agit de suivre les embardées de chez Constellation Records, a tout récemment qualifié GY!BE de "brise-glace". On aurait tendance à poursuivre en ajoutant que, même une fois sur terre, le navire Godspeed continue de briser tout ce qui se trouve sur son chemin.
Plus qu'un brise-glace, ce groupe est un brise-rock, qu'il fait voler depuis plus de vingt ans en éclats de bruit et de fureur. Dans le Livre de Job, le Behemoth est la bête, le symbole de la force animale qu'on ne peut dompter et qui provoque à son approche une sensation que l'on ira chercher en concert et que Rimbaud décrivait en ces mots : «Moi qui tremblais, sentant geindre à cinquante lieues / Le rut des Béhémots et les Maëlstroms épais.»
Godspeed You! Black Emperor [+ Carla Bozulich]
Au Transbordeur mercredi 15 avril