Discret architecte de la sophisti-pop cafardeuse de The XX, le Londonien Jamie Smith publie son premier album solo, malicieusement titré In Colour. Un chef-d'œuvre qui met à jour trente ans de dance music made in England et capture mieux qu'aucun autre les sentiments contradictoires que font naître les grands raouts électroniques comme Nuits Sonores.Benjamin Mialot
Chaque année, au matin du quatrième jour, quand nous quittons le site nocturne de Nuits Sonores au pas d'un vampire en décomposition, le corps fumant et les yeux dissimulés sous des lunettes de soleil m'as-tu-vu, on se dit qu'on ne nous y reprendra plus. Que c'est la dernière fois qu'on subira la moiteur des hangars surpeuplés, les tirs de barrage rythmiques à hauteur de genoux et les bredouillements alphabétiques de nos congénères (MDMA, LSD, DMT...). Trop vieux pour ces conneries. Et pourtant, chaque année, on y retourne, badge au clair et les poches lourdes de tokens. Pourquoi ? Que cherche-t-on dans cette assourdissante promiscuité ? Pour la première fois depuis la création du festival, la réponse est limpide. Il a fallu à Jamie XX six ans pour la formuler.
La couleur des sentiments
Pour qui sait lire entre les lignes de basse, son premier album dit simplement ceci : on y cherche la même chose qu'en amour, un certain type de lien à l'autre et, surtout, à retrouver la sensation qui nous a parcouru la première fois qu'il fut noué. Un fugace pincement au cœur, une démangeaison persistante le long de l'échine, une pression humide à l'arrière des globes oculaires.
Né Jamie Smith en 1989 dans la banlieue sud de Londres, Jamie XX a éprouvé cette euphorie mêlée de mélancolie à l'âge de 17 ans. De la dance music, il ne connaissait alors que ce que lui en avaient transmis deux oncles eux-mêmes DJs. Soit une paire de platines, reçues comme cadeau pour son dixième anniversaire. Ce soir-là, il se rend au Plastic People, haut lieu de la vie nocturne locale qui a fermé ses portes début 2015, non sans avoir servi d'incubateur à toute une génération de petits prodiges de l'anachronisme, du crooner spectral James Blake à Joy Orbison. Pour le timide élève de l'Elliott School, établissement d'excellence qui a vu défiler sur ses bancs les geeks triomphants de Hot Chip, Four Tet (avec lequel il collaborera) et la légende urbaine du dubstep Burial, le choc est instantané et durable. On en entend aujourd'hui l'écho dans ses morceaux les plus forts.
Sur Gosh où il semble traduire, en un breakbeat chargé de nostalgie, la stupeur provoquée par la vue de centaines de personnes qui, au contraire des habitués des discothèques à papa, ne pensent pas quand elles dansent. Sur The Rest Is Noise, où clappements métronomiques et notes de piano évanescentes donnent forme à cette impression de se mouvoir au ralenti dans un environnement hors de contrôle qui saisit le clubber entre deux acmés. Ou sur Girl, modèle d'abstract hip-hop décontracté du bassin où les pitch shifts vocaux fusent comme les regards en coin.
Les croix et la manière
En creux de cette gamme de sentiments, c'est aussi toute une époque révolue qu'encapsule Jamie XX dans In Colour, disque par définition kaléidoscopique et nommé en réaction aux humeurs monochromes prêtées aux membres de The XX – dont les idées noires sont surtout le fait de sa matière grise – non sans romantisme car ne l'ayant pas connue : celle de la rave culture. Jungle, drum'n'bass ou house garage, In Colour bat les cadences qui firent frémir la jeunesse anglaise des années 90 – et feront vibrer jeudi sa cadette lyonnaise des années 2010 par l'entremise du pionnier aux ratiches métalliques Goldie. Mais Jamie ne se contente pas de les extraire des décombres sous lesquels la gentrification croissante des marges métropolitaines les ensevelit. Il les dépoussière, animé par une curiosité pop sans bornes (il a remixé Adele et produit Drake, c'est dire), fort d'effets de signature bien sentis (en tête des simili-steel drums, dont il use depuis son premier EP solo, Far Nearer) et with a little help from his friends. Notamment le rappeur américain Young Thug et la star montante du dancehall Popcaan, invités à donner de la voix sur I Know There's Gonna Have Good Times, l'un des morceaux les plus révélateurs de sa propension à l'intermusicalité – à l'instar du NS Days qu'il a programmé à l'invitation de Nuits Sonores, où les vétérans de la fusion de The Pyramids côtoieront la jeune garde électro d'outre-Manche.
États d'âme
Entre deux harangues aux effluves de coco (oui, c'est un double sens) s'y déploient des extraits de Street Corner Symphony, le troisième album du quintet a cappella The Persuasions, témoin d'une éducation sous le signe de la soul et du funk. Ce n'est pas la première fois que Jamie XX paye un tribut à ses parents : en 2011, à quelques semaines du décès de Gil Scott-Heron, il avait, à l'aune de ses obsessions souterraines, entièrement retravaillé I'm New Here, l'enregistrement le plus introspectif du soul poet new-yorkais, pour un rendu bouleversant de déférence et de perfectionnisme.
Deux nuances de In Colour en particulier voient Jamie atteindre pareil état de grâce. Elles sont chantées par les deux autres tiers de The XX. D'un côté Stranger, un quasi interlude ambient – The Orb, précurseur du genre, est d'ailleurs à l'affiche de Nuits Sonores – où le timbre atone d'Oliver Sim dit toute la détresse latente qu'il y a à vouloir se fondre dans une masse jusqu'à l'aube. De l'autre Loud Places, sur laquelle la voix blanche Romy Madley-Croft et un snippet céleste du jazzman Idris Muhammad charrient toute la félicité qu'il y à, dans le même élan, à se reconnaître dans le corps agité de spasmes primitifs de son prochain.
La voilà la vérité : quand on s'abandonne à la pulsation, les bras tendus vers les charpentes rouillées (au son de l'explicite All Under One Roof Raving, prologue paru l'an passé), tout le reste devient littérature. Ou plutôt, tout le reste devient bruit.
Jamie XX
Á la Sucrière, salle 1930, samedi 16 mai à 19h30