Cannes 2015, jour 4. La mère des songes.

"The Sea of Trees" de Gus Van Sant. "Mia Madre" de Nanni Moretti. "Les Milles et une nuits, volume 1" de Miguel Gomes.

Cannes 2015, de l’avis général, c’est l’enfer. Après les exploitants, c’est au tour de la presse, et notamment de son lumpenprolétariat, de râler sévère contre l’organisation. Il fallait en tout cas arriver deux bonnes heures à l’avance, cuire tel un poulet au four en faisant la queue et réciter une prière aux dieux du cinéma pour espérer voir les projections du Gus Van Sant et du Todd Haynes, du moins si l’on ne faisait pas partie du gotha de la critique. De plus en plus terrible année après année, cette répartition engendre qui plus est des comportements particulièrement rustres, les copains se gardant des places dans les queues puis dans les salles, histoire de s’assurer que l’on ne finisse pas le cul sur les marches — dans le meilleur des cas — ou le bec dans l’eau — dans le pire.

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Bref, une réforme de ce fourbi paraît inéluctable, et on rêve que tout cela se termine à la loyale : premier arrivé, premier servi, quitte à ce que, telles des groupies avant un concert de rock, certains en soient à planter leur tente devant les barrières pour être sûrs de dégotter le précieux sésame.

The Sea of Trees : Van Sant se fait hara kiri

Évidemment, la rage est décuplée quand tant d’efforts se terminent par la vision de ce qu’il faut bien appeler un navet, tout Gus Van Sant qu’il soit signé. Avec The Sea of Trees (qui devrait sortir en France sous le tire La Forêt des songes, déjà plus ringard, mais aussi plus fidèle à la camelote servie), le réalisateur d’Elephant tombe très bas, et ce n’est pas lui rendre service que de lui trouver des excuses ; après tout, quand on aime un cinéaste, mieux vaut avoir l’honnêteté de lui dire qu’il a fait n’importe quoi plutôt que d’enrober la chose dans une politique des auteurs pour le coup totalement dépassée.

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Il est vrai qu’avec un scénario pareil, même le plus génial des metteurs en scène aurait eu du mal à rattraper la sauce : proche d’un mauvais épisode de Lost — genre le dernier de la série — son argument consiste à entraîner le spectateur sur la fausse piste d’une œuvre philosophique — un Américain au bout du rouleau fait le voyage à Tokyo pour aller se suicider dans une forêt où les Japonais ont coutume de mettre fin à leurs jours, mais se retrouve avec un autre dépressif sur les bras, un mystérieux autochtone qui semble avoir changé d’avis après s’être ouvert les veines — pour mieux lui asséner une part de flan New Age et bigot. Le tout assaisonné de dialogues sous-titrés pour les mal comprenants et de twists aberrants qui ne peuvent provoquer qu’une seule chose : les ricanements (pendant) et les huées (à la fin ; ça n’a pas loupé).

Pendant tout le film, on cherche ce que Van Sant a pu trouver de goûtu dans cette pâtisserie industrielle ; au départ, il y a bien comme une piste Gerry à travers l’errance dans les bois d’un Matthew MacConaughey torturé à souhait — il ne s’en sort pas trop mal, vu le niveau du film et contrairement à son compère Ken Watanabe, catastrophique. Mais la mise en scène est loin de l’élégie qui présidait à cette œuvre majeure de Van Sant : on a plutôt la sensation d’assister à un produit formaté pour un public "adulte", c’est-à-dire soulignant à gros traits sa soi-disant subtilité. Mais dès que Van Sant se lance dans des flashbacks sur la vie ratée de son personnage et sur son couple défaillant — elle sombre dans l’alcoolisme, se chope une tumeur et claque dans des circonstances qu’on ne racontera pas — l’affaire vire au pathos lourd comme de la brique.

Où est passé le cinéaste plein de tact de Will Hunting et de Promised Land, toujours à la bonne distance de ses sujets, toujours capable de serpenter entre les écueils et d’émouvoir l’air de rien le spectateur ? On ne sait pas, et au fur et à mesure où le film s’enfonce dans le survival métaphysico-chrétien, on ne peut que constater, mi-résigné, mi-accablé, qu’il a réalisé ici son plus mauvais film, et de loin.

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