Cannes 2015, jour 6. Et Pixar fût…

"Vice Versa" de Pete Docter

Lundi matin, 11h. Alors que commençait la deuxième moitié du festival sous le signe d’interrogations diverses et variées résumables en : «Est-ce que c’est un bon cru, cette édition 2015 ?», la lumière est apparue sur l’écran du Théâtre Lumière, et tout a soudain été bouleversé. Nous en premier, en sanglots durant les quinze dernières minutes du film, puis systématiquement lorsqu’on l’évoquait aux gens qui ne l’avaient pas encore vu ; mais aussi l’ordre d’un festival qui, jusque-là, manquait singulièrement de hiérarchie.

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La lumière, c’est celle de Vice Versa (Inside Out) de Pete Docter, dernier-né des studios Pixar, et c’est peu de dire qu’il s’agit d’un événement considérable, un classique instantané du cinéma et une date dans l’histoire de l’animation. Surtout, c’est le genre de choc dont on ne se remet pas, une projection qui restera à jamais gravée dans nos mémoires, petite bille bleue et jaune stockée quelque part au fond de notre conscience que des mains agiles iront régulièrement ressortir pour nous refoutre le frisson, les larmes aux yeux et le sourire aux lèvres.

Car ce que raconte Vice Versa, dans un élan méta-physique et métaphysique qu’aucun film en prises de vue réelles récents n’avait osé abordé — sauf le Tree of Life de Terrence Malick, comparaison loin d’être hasardeuse — c’est la naissance de la complexité émotionnelle, cet instant où, en disant adieu à l’enfance, on entre dans les prémices d’un âge adulte où tristesse et joie ne sont plus des sentiments à opposer mais à doser finement pour se construire une personnalité.

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Le film débute par une naissance et par des yeux qui s’ouvrent sur le monde. Au départ, ce n’est qu’un halo blanc, puis des formes se distinguent, des sujets apparaissent, des sons se font entendre. Celle qui regarde cet enchantement s’appelle Joy : elle vit dans le cerveau de Riley, et elle est vite rejointe par quatre autres "émotions" primaires : Peur, Tristesse, Dégoût et Colère. Ensemble, ils vont construire le monde intérieur de l’enfant, piloter ses réactions et bâtir un univers en synthétisant les souvenirs et affects collectés et stockés dans d’immenses banques de données colorées.

Le film devient alors à la fois un fabuleux traité de neurosciences et un grand récit d’aventures : lorsque les parents de Riley quittent leur maison du Minnesota pour s’installer dans un immeuble gris à San Francisco, privant Riley de ses repères, de ses amis et de sa passion — le hockey — le petit manège intérieur de ses émotions commence à se dérégler. Joy en particulier, terrifiée à l’idée de voir la petite sombrer dans la déprime et la neurasthénie, donc laisser Tristesse l’envahir. Après un rocambolesque imbroglio, les deux émotions sont expulsées de leur centre de pilotage, et devront traverser le monde de Riley, en l’occurrence son imaginaire.

À mesure où le film semble emprunter les sentiers balisés du cinéma pour enfants — rencontres, embûches, dangers… — il gagne une souveraine liberté de ton, pouvant à la fois railler les principes freudiens, s’offrir une embardée dans le studio où l’on tourne les rêves projetés pendant la nuit à Riley — un croisement entre Disney et l’usine à peur de Monstres et Compagnie, déjà signé Pete Docter — mais aussi, au cours de la séquence la plus follement audacieuse de l’animation, dans le couloir des pensées abstraites. Là, Docter s’offre dix minutes où son film se transforme en véritable œuvre d’art, tout en gardant cette stupéfiante rigueur qui préside à l’intégralité de Vice Versa : les idées y sont autant scénaristiques que théoriques, tours de force toujours lisibles au premier et au second degré. Dans cette scène, d’ailleurs, les personnages se transforment de leur propre aveu en «analogies» et il faut formuler la chose clairement pour en saisir l’audace : combien d’artistes ont osé jusqu’ici figurer un principe abstrait, que ce soit en peinture, au cinéma et même en littérature. Pixar l’a fait, avec une sidérante facilité.

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La facilité, cependant, est relative. Si l’on rit beaucoup et de bon cœur aux mille et unes inventions du film, chacune repose sur un travail méticuleux mais invisible, qui permet au dernier tiers d’atteindre une plénitude phénoménale. C’est comme si tout le travail caché d’un scénariste — connaître chacune des pensées et réactions intérieures de ses personnages — était déplié sur l’écran et transformé en vaste synthèse ludique, la finesse de l’analyse se métamorphosant sous nos yeux ébahis en montagnes russes de péripéties explosives et de visions saisissantes.

Le film n’a alors plus peur de rien : en particulier lorsqu’il s’agit de montrer comment l’enfance s’effondre comme un château de cartes ou une île imaginaire, flirtant de manière déchirante avec une vision de deuil pur et simple. Il faut le voir pour le croire et faire l’expérience de cette œuvre unique, majestueuse et indélébile, que l’on verra, reverra et reverra encore jusqu’à ce qu’on en ait percé toute la magie.

Demain, promis, on reviendra à la recension d’une flopée de films cannois ; mais tous ou presque ont l’air de nains face à Vice Versa

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