Dans une saga familiale romanesque époustouflante, "Les Bandits", dont l'anti-héros partage son nom, le Mexicain Jorge Volpi dresse l'histoire récente du capitalisme, des accords de Bretton Woods à la chute (mais pas la mort) des financiers sans vergogne, où les mensonges n'ont pas tous la même valeur. Entretien, avant sa venue aux Assises Internationales du Roman de la Villa Gillet. Propos recueillis par Nadja Pobel
Qu'est-ce qui vous a motivé à choisir ce vaste sujet qu'est l'histoire récente du capitalisme aux États-Unis ?
Jorge Volpi : Il y a trois origines diverses à l'écriture de ce roman. La première est un peu autobiographique, car en 2007-2008, quand j'ai vu la chute de Lehman Brothers, je me suis rappelé de toutes les crises que moi, Mexicain, ai subi quand j'étais petit. Je suis né à Mexico en 1968 et ma génération a expérimenté cinq crises pareilles à celle-ci. Je me souviens très bien de la crise de 1976 et surtout de celle de 1982. Elle a complètement changé le niveau de vie de ma famille et, en général, de la classe moyenne du Mexique. Mon père était médecin mais travaillait, comme il a toujours voulu le faire, pour la sécurité sociale. Nous avions une vie assez normale. Ensuite, ça a été beaucoup plus dur et c'est devenu impossible d'aller au restaurant, en vacances ; ma mère a commencé à travailler aussi, etc. À partir du moment où j'ai vu le déclenchement de la crise de 2008, je me suis dis que je devais essayer de comprendre ce qui se passe dans ce type d'événement, comment ça marche, qui sont les vrais responsables.
La deuxième origine n'a rien d'autobiographique. Simplement, quand je faisais des recherches pour mon roman précédent [La tejedora de sombras, prochainement traduit en français, NdlR], un roman d'amour qui se passe aux États-Unis dans les années 40-50, j'ai découvert l'histoire, qui me paraissait extraordinaire, de Harry Dexter White, créateur du FMI et de la banque mondiale qui a été accusé d'être un espion communiste. Cette histoire vraie m'a bouleversé.
Enfin, la troisième chose est que j'avais envie d'écrire un roman de famille et de parler des secrets et mensonges que l'on y trouve.
Vous n'abordez pas la crise par le biais des victimes mais par celui d'un bandit bien sous tout rapport. Pourquoi avoir pris un "méchant" pour personnage principal ?
Car je crois que, si au XIXe siècle et au début du XXe siècle, la littérature un peu sociale et réaliste a, en France notamment, montré les invisibles, les pauvres gens sans voix de l'époque, maintenant, dans notre monde neo-libéral, les invisibles sont les puissants. Cette petite élite économique et politique domine le monde. Je voulais montrer comment est-ce que cette génération de puissants a été élevée, quelles étaient ses convictions, comment ils ont agi avant et après la crise. Et avoir un méchant comme personnage principal et surtout comme narrateur est toujours un défi pour l'écrivain car, bien que le personnage soit horrible et moralement détestable, il faut essayer qu'il soit sympathique au lecteur.
Il dit pourtant dès le début du livre avoir «fabriqué un virus mortel». Vouliez-vous montrer que son cynisme n'a pas de limites ?
Oui, et c'est aussi un recours pour la narration car comme ça on sait que le narrateur ment à tout le monde mais, avec ce cynisme, il essaye de convaincre le lecteur qu'il est l'unique personne à qui il dit la vérité. C'est comme cela que ce roman marche. On ne sait pas si tout ce qu'il dit est vraiment la vérité. Mais il essaye de convaincre le lecteur qu'il dit la vérité et seulement la vérité.
Votre narrateur constate aussi que les hommes politiques ont simplement dû demander pardon et qu'ils n'ont pas été jugés, eux. Les politiciens ont-ils trompé autant le peuple que les hommes de la finance ?
Oui, et dans ce cas, je suis d'accord avec ce que dit le narrateur, bien qu'il le fasse pour se justifier sur le thème "les autres sont pires que moi". Il a en partie raison. C'est tout à fait vrai que si le financier n'avait pas une responsabilité envers les concitoyens, pour le politicien c'est autre chose : il a été élu pour justement défendre l'intérêt général. Or il n'a défendu que les intérêts des marchés et de la macro-économie. Et toutes ces banques en faillite ont été sauvées par des investissements publics, nos impôts. C'est le transfert direct de l'argent des classes moyennes pour réparer ce que les puissants ont fait avec la confiance qu'on leur a donné.
Je voulais montrer comment est-ce que cette génération de puissants a été élevée, quelles étaient ses convictions, comment ils ont agi avant et après la crise. Et avoir un méchant comme personnage principal et surtout comme narrateur est toujours un défi pour l'écrivain car, bien que le personnage soit horrible et moralement détestable, il faut essayer qu'il soit sympathique au lecteur.
En remontant à la génération précédente, celle du père de Volpi, assistant d'Harry Dexter White, vous montrez qu'elle aussi a menti mais que ces mensonges n'étaient pas les mêmes qu'aujourd'hui...
Oui. La génération du père a menti mais c'était une contribution à créer un monde meilleur. Au contraire, la génération du fils est néo conservatrice et neo-libérale au profit d'un individualisme extrême. Je voulais montrer ce contraste-là.
Vous qualifiez la forme de votre écriture d'opéra-bouffe, avec un découpage en trois actes, en scènes, des appellations telles que "le chœur des banquiers", des récitatifs... Pourquoi avez-vous choisi de découper ce roman de manière très théâtrale ?
Je crois que la seule chose que je partage avec le personnage – j'espère ! – est le goût de l'opéra et en général de la musique classique. Je suis directeur d'un festival de musique théâtre danse au Mexique. C'est ma passion. Et c'était aussi la passion du personnage, musicien raté comme moi, qui a décidé de financer des opéras partout dans le monde. Je me suis inspiré pour cela d'un personnage réel, Alberto Vilar, financier américain d'origine cubaine qui, dans les années 80-90, est devenu un des hommes les plus riches des États-Unis. Il soutenait les opéras de New York, Saint-Petersbourg, Londres, le festival de Salzbourg... Et en 2008, on s'est rendu compte qu'il était aussi un criminel qui avait trompé ses clients. Et maintenant il est en prison.
Écrirez-vous encore sur la crise ?
Non, ça m'intéresse toujours, mais ce roman est le dernier volet de cette espèce de tétralogie-fresque qui commence avec À la recherche de Klingsor. J'étais il y a quelques jours au festival de Cannes car Las Elagidas (Les Élus), petit roman en vers d'une histoire mexicaine, réalisé par David Pablos, a été présenté à Un certain regard. Il n'a rien à voir avec cette fresque du XXe siècle. Ce livre sera édité en espagnol en septembre.
Jorge Volpi
Á la librairie Raconte-moi la Terre jeudi 28 mai à 12h30
Aux Subsistances jeudi 28 mai à 19h
Á la médiathèque Lucie Aubrac, Vénissieux, vendredi 29 mai à 15h