Rencontre avec Morgan Fache, photo-reporter du collectif Item qui présente l'exposition Dann'somin : sous le soleil de l'exclusion. Habitant La Réunion, il s'est penché sur le sort des sans-abris locaux, ces hommes et femmes qui «ont pris la route». Parmi tous ces visages, se détache celui de Guerrier.
Vous traîniez depuis plusieurs jours à la boutique de solidarité de la fondation abbé Pierre avant de tomber sur Guerrier. Que cherchiez-vous exactement ?
Morgan Fache : Je ne sais pas trop en fait. Ce qui était sûr, c'est que je voulais aborder La Réunion sous un autre angle, la montrer différemment de ce qu'on a l'habitude de voir. Rencontrer Guerrier a été une chance car sans lui je n'aurais jamais pu accéder au monde des marginalisés, de ceux qui ont "pris la route". Je n'aurais jamais pu les approcher.
En fait, c'est simple, sans Guerrier il n'y aurait pas eu d'exposition, je n'aurais pas pu travailler comme je l'ai fait. C'est pour ça que j'en ai fait le personnage principal de l'exposition. Je l'ai suivi dans son univers pendant deux ans. Au final, c'est lui qui m'a choisi, qui m'a aidé et m'a montré. C'était donc logique d'en faire mon "héros".
Je repense au portrait de Guerrier, avec son visage qui apparaît au milieu d'un fond noir, avec un regard terrible. Pourquoi avez-vous décidé de le mettre en scène de cette façon ?
J'ai fait plusieurs photos de Guerrier mais il a bien fallu en choisir une. Si j'ai choisi celle là, c'est justement à cause de son regard. On pourrait penser qu'il me regarde moi mais en fait il nous regarde nous. Et on ne peut pas s'empêcher d'être attiré par ce regard. Alors oui, c'est un portrait super dur, mais c'est parce que sa vie est dure. C'est aussi pour ça que j'ai gardé cette image, elle le définit assez bien je pense.
En photojournalisme, on peut tout à fait laisser parler une image par elle-même, mais dans ce cas il me semble que l'explication sur la vie de ces personnes est indispensable. Il s'agit d'un documentaire et le texte éclaire ici la photo. La légende apporte beaucoup de réponses et d'informations que la photo seule ne peut délivrer.
Dans l'exposition, les photos ne sont pas disposées de façon chronologique. Pourquoi un tel choix ?
En fait, si on fait bien attention, l'exposition se déroule par lieux ou par groupe. Il y a Saint-Joseph et Saint-Pierre comme lieux bien distincts. Sinon, j'ai rassemblé les groupes de gens, pour qu'on puisse mieux comprendre leur histoire. Dans un ordre chronologique, cela aurait été trop distendu, on n'aurait pas compris, cela aurait fait bazar. Et puis comme cela, on peut plus facilement suivre leur évolution et passer ensuite à d'autres personnages.
Vous avez travaillé avec une esthétique particulière dans vos photos, avec beaucoup d'ombre. Pourquoi ce jeu sur le clair-obscur ?
Ce n'est pas vraiment une esthétique choisie, la réponse est plus pragmatique. À La Réunion, on se lève plus tôt et on se couche plus tôt. Les gens que j'ai rencontré, ceux qui vivent dans la rue, ont des habitudes de vie très particulières : ils se lèvent vers 4h le matin, lorsqu'il fait encore noir, et passent leur journée soit à dormir, soit à boire. Ils peuvent être totalement alcoolisés dés 10h le matin et passent ensuite le reste de la journée à se reposer. Puis ils se remettent en action le soir, quand la nuit arrive. Ils s'agissait pour moi de m'adapter à leur planning, de représenter leur façon de vivre. Donc je les rencontrais plus le soir et le matin, quand il faisait sombre et qu'il n'y avait pas de soleil.
Sous chaque photo, il y a une explication sur les personnes qui y figurent et sur leur vie. Était-ce important d'expliquer le parcours de chacun ?
Oui, c'était très important pour moi, ça me paraît essentiel pour ce genre de reportage. En photojournalisme, on peut tout à fait laisser parler une image par elle-même, mais dans ce cas il me semble que l'explication sur la vie de ces personnes est indispensable. Il s'agit d'un documentaire et le texte éclaire ici la photo. La légende apporte beaucoup de réponses et d'informations que la photo seule ne peut délivrer.
Vous expliquez dans votre exposition que les femmes sont plus touchées par le chômage que les hommes. Pourtant ce sont principalement des hommes sur vos photos qui "ont pris le chemin". Comment l'expliquer ?
C'est assez paradoxal en effet. Il y a des femmes qui vivent dans la rue, c'est vrai. Mais elles sont très difficiles à approcher. Moi, je n'ai pas réussi. Mais étrangement, comparées aux hommes, elles sont très peu et représentent une minorité. La vérité c'est que ces femmes-là sont très seules et qu'en général il y a une histoire d'homme derrière. Donc moi, en tant qu'homme, j'ai eu du mal à les approcher et à les photographier. J'ai réussi à avoir Madame Julie un jour, mais cette année par exemple, je n'ai pas réussi à la retrouver. J'ai pourtant fait le tour de l'île mais impossible de retrouver sa trace.
À Saint-Denis, j'ai rencontré une autre femme mais j'ai bien compris qu'elle ne voulait pas être photographiée. On a discuté, mais j'ai respecté son choix et je n'ai pas fait de travail photo avec elle. À La Réunion, il y a beaucoup plus de chômage et de précarité qu'en métropole et pourtant, les familles ont toujours essayé de récupérer un de leur membre qui ne s'en sortait plus. Mais là, le nombre de personnes sous le seuil de pauvreté a augmenté (plus de 400 000 personnes sont concernées) et les familles se retrouvent coincées, elles ne peuvent plus les aider. Alors forcément, certains se retrouvent dans la rue.
Mais pour revenir à la question, même si les femmes sont plus touchées par le chômage, elles sont moins dans la rue. Sur une ville comme Saint-Pierre, il va y avoir trois femmes sans abri, pas plus et sur Saint-Denis une dizaine tout au plus. En général elles sont accompagnées d'hommes, parfois elles sont même en couple, comme Estrella, donc cela rajoute des obstacles.