Dans "Profession du père", Sorj Chalandon donne le premier rôle à son paternel dément et montre à quel point celui-ci a irradié ses six précédents ouvrages. Et, revenant dans la ville de son enfance, Lyon, plonge dans ses racines avec drôlerie et intrépidité. Nadja Pobel
En mai 2014, au détour d'une conversation qu'il nous avait accordée sur le thème de la traîtrise dans son œuvre, Sorj Chalandon évoquait son père :
«Il est mort le mois dernier confiait-il sans détour. Je sais qu'il y aura des choses à faire et je sais que ce sera pour en finir définitivement avec cette figure. J'écris pour en finir avec (NdlR, l'Irlande, la guerre, le père). Il apparaît en filigrane dans tous mes romans».
Ne connaissant pas ce vieil homme, nous étions alors obligés de le croire.
Cet été, avec la parution de son magnifique nouveau roman Profession du père, Chalandon a donné des explications. Né par hasard à Tunis, il a longtemps vécu à Lyon. Et si jamais la ville n'est nommée dans son récit, elle se devine à travers ses rues et ses fleuves. Vaste, la cité est pourtant toute petite pour son avatar Émile Choulans – tiens, tiens, on parierait que le gamin qu'il était a rendu visite au fameux mammouth –, coincé dans son appartement «où la lumière restait dehors, épuisée par les volets». Pas de visite, pas d'amis, pas de famille si ce n'est une mère passive et un père mythomane, mégalomane et violent qui s'attribue mille vies et trouvailles : compagnon de la chanson, prof de judo, initiateur du nouveau franc, conseiller du Général de Gaulle et, surtout, agent secret pour l'OAS.
Il y a dans cette enfance relatée à partir de 1961, les blessures qui mèneront Chalandon à parcourir le monde, si possible sur des terrains perturbants (l'Irlande, le Liban), en tant que grand reporter à Libération. Il y a aussi chez ce père tous les traits de caractère que le Prix Albert Londres attribuera à ses personnages de romans, par ailleurs tous primés. Tyrone Meehan – double littéraire de Denis Donaldson, leader de l'IRA retourné plus tard par les services secrets britanniques – a son âge dans Mon traître et Retour à Killybegs ; Georges du Quatrième mur lui ressemble ; le Petit Bonzi du récit éponyme reçoit des coups de son géniteur ; Beuzaboc s'est aussi inventé une vie – de héros de la Résistance – dans La Légende de nos pères...
L'Amérique
Ainsi donc, au-delà de sa qualité purement littéraire, Profession du père éclaire de façon singulière l'œuvre de son auteur et sa vie. Car, si dans chacun de ses ouvrages, Chalandon a choisi de ne pas écrire à la première personne, si jamais il n'attribue le métier de journaliste ou d'écrivain à ses personnages, il livre un travail très proche de l'autobiographie. Ce cheminement atteint son paroxysme dans ce dernier livre, clef de voûte de tous les précédents. Après trois récits consacrés aux guerres, le voilà qui s'attaque à la sienne même si, disait-il l'an dernier :
«Il s'agit de la même personne. Pour moi, le mensonge, la trahison, la vérité restent le socle de ce que je fais.»
Variante : loin de Sabra et Chatila et des morts irlandais, cet épisode-là n'est pas meurtrier. Il est même drôle, tant les délires du père flirtent parfois avec la pure fantaisie. Ils sont toutefois relatés avec un tel sérieux qu'il nous arrive nous-mêmes d'y croire, à l'instar du narrateur, cet enfant de douze ans si fasciné par ce géniteur qu'il aurait pu vivre des années magnifiques, hors normes et trépidantes si cette admiration n'avait eu pour corollaire les brimades et les humiliations.
Mais Émile sait s'appliquer et exécute fièrement les ordres qui lui donnent des frissons : poster des lettres de menace la nuit ou écrire "Satan" à la craie sur les murs de son école. Et puis il y a son parrain américain, Ted, jamais vu, mais entraperçu à la télé lors de l'assassinat de Kennedy ! Cette vie morcelée donne au roman un ton aventureux, au point de brosser toute la France d'après-guerre. Mais même quand Sorj Chalandon en a fini avec les conflits qu'il a couverts, d'autres le rattrapent – ou plutôt cimentent son attrait pour les terrains hostiles – en l'occurrence celui d'Algérie, et avec lui cette décolonisation qui a sévèrement perturbé l'esprit de son paternel.
Une guerre personnelle
Dans un style simple et sans esbroufe, souvent dialogué, Chalandon ne joue pas au plus malin. Il regarde la réalité comme il peut, avec ses yeux de gone.
«Tous mes livres sont écrits par un enfant nous avouait-il encore l'an dernier. La mort de mon père fait que, peut-être, l'adulte va prendre la plume.»
Au final, il a écrit à 63 ans un roman qu'il portait en lui depuis toujours et dans lequel la mutation opère. Émile grandit, une fois n'est pas coutume, dans la douleur, en se faisant exclure de chez ses parents lors d'un déménagement dont il ne savait rien. Effacé, l'écrivain lui rend peu à peu son histoire, le raccomode au fil des pages, comme une couturière, distordant ou sublimant (au sens de "révéler") la réalité – le frère de Chalandon n'existe pas ici, mais il a été intégré à Émile.
D'ailleurs, tandis qu'Antoine de Mon traître est luthier, Émile est restaurateur de tableaux. En attribuant des métiers à la fois artistiques et manuels à ses protagonistes, Chalandon a conjugué son goût pour la chose intellectuelle – puisque c'est avec des mots qu'il s'exprime dans ses romans ou au Canard enchaîné – et pour la lutte physique – il fut engagé aux côtés des maoïstes et battit le pavé contre Alain Madelin notamment. Dans chaque cas, il a donné à ses personnages des rôles minutieux, consistant à remettre à neuf et rendre leur beauté aux œuvres. Avec ce roman bien nommé, il a certainement refermé certaines plaies mais, comble du paradoxe, de cette "profession du père", il ignore in fine encore tout.
Sorj Chalandon
À la librairie Passages le 27 novembre
Profession du père (Grasset)