Parfois, une très grande mise en scène fait entendre un classique comme pour la première fois. C'est le cas de ce '"Godot" par Jean-Pierre Vincent. Un travail humble et de haute précision au service d'une œuvre-monstre. Nadja Pobel
Ils attendent Godot qui ne viendra pas. Fermer le ban ? Non, évidemment pas ! Jean-Pierre Vincent, du haut de sa longue carrière de metteur en scène et de directeur du must de la scène française (TNS, Comédie-Française, Amandiers-Nanterre), a la sagesse d'écouter Beckett nous parler.
L'auteur irlandais, qui écrivait là sa première pièce en langue française, est réputé avoir tant semé de didascalies dans cette pièce que la marge de l'homme de plateau est réduite à sa portion congrue. Plutôt que d'y voir une obligation castratrice, Vincent a trouvé dans un respect qui ne vire jamais à la déférence sa plus grande liberté. Et rend à Beckett une part de drôlerie souvent absente dans les autres adaptations.
Oui, on rit avec Vladimir et Estragon. Egarés dans la «tourbière», ils n'ont plus la notion du temps. «Tu dis que nous sommes venus hier soir – Je peux me tromper.» Sans jamais dater ou situer son action, Beckett, qui publie ce texte en 1948, dit en creux à quel point la Seconde Guerre mondiale et Hiroshima ont anéanti la sensation même d'être au monde. Ne reste alors qu'à se raccrocher aux sensations physiques ; Estragon a mal aux pieds et faim, à l'instar d'un Beckett qui, résistant démasqué à Paris, prit la route avec sa femme pour Roussillon.
«Essayer d'exister»
Sur une scène aride agrémentée de cailloux, touffes d'herbe sèche et du fameux arbre décharné, Charlie Nelson et Abbes Zahmani s'inventent une fraternité contre laquelle ils ne peuvent rien. Ils sont indestructibles ; l'ennui et la noirceur pourtant prégnants ne prennent pas le dessus. Même le suicide tant convoité leur échappe. Car si l'un aide l'autre à se pendre, que deviendra celui qui reste seul ?
Les comédiens ont trouvé une gestuelle – accidentée, maladroite, chaloupée parfois – et une diction teintée d'étonnement permanent qui rend leurs personnages totalement attachants. Quand surgissent Pozzo et son esclave Lucky, c'est un peu le monolithe de Kubrick qui leur tombe dessus. Ils regardent cet homme vociférer, s'émeuvent puis acceptent l'humiliation d'un autre devenu bête de foire telle la Vénus noire de Kechiche.
Mais ce leitmotiv «On attend Godot», bien plus que de plomber la pièce, l'illumine. Beckett n'est pas nihiliste. Dans la désespérance sourde qu'il partage avec Thomas Bernhard, il y a chez lui une lueur quasi miraculeuse qui se niche dans l'altérité, et une forme d'amour qui n'est jamais aussi puissante que lorsqu'elle est menacée. «Est-ce que je t'ai jamais quitté ?» demande Didi à Gogo. «Tu m'as laissé partir» répond son acolyte dans le deuxième acte. Et de finir ensemble, souriants, vivants, face à nous pour clore ce travail magistral.
En attendant Godot
Aux Célestins jusqu'au samedi 3 octobre