Reconnu comme l'un des meilleurs interprètes de Philip Glass, le pianiste new-yorkais Bruce Brubaker a publié chez Infiné "Glass Piano", où il reprend les incontournables pour piano solo du maître de la musique dite minimaliste. Il présentera la chose au Sucre à l'occasion du premier PB Live de la saison. Explication (et interprétation) avec l'intéressé.
Pourquoi cette fascination pour le travail de Philip Glass ? Que représente-t-il pour un musicien tel que vous ?
Bruce Brubaker : Pour moi, certains des morceaux que Philip a écrit pour le piano ouvrent un territoire d'expérience et de temps musicaux qui ne seraient tout simplement pas accessibles autrement ! Bien sûr, il y a là de jolis sons et des harmonies qui nous comblent émotionnellement mais, plus que tout, leur qualité première et d'être dans l'instant, le présent et de nous y projeter – maintenant !
Reste qu'on peut légitimement se demander à quoi bon jouer les oeuvres de Philip Glass à sa place. C'est un peu, toute proportion gardée, comme jouer du Mozart avec Mozart regardant par-dessus votre épaule. Que peut-on apporter à ces œuvres de plus que leur auteur ?
Pour moi, le circuit musical complet de la “musique écrite” se décline comme suit : l'auteur de la musique, l'interprête et ensuite l'auditeur. Chacune de ces composantes est nécessaire. Quand un auteur a terminé d'écrire, son texte peut-être lu de bien des manières différentes. Il est très intéressant d'entendre un compositeur jouer sa propre musique, mais son interprétation n'est ni la seule possible, ni forcément la meilleure. Elle n'a pas à être préférée d'office à d'autres interprétations.
Toute musique continue de se revéler à nous tant qu'il y a des gens pour la jouer et pour l'écouter. Même les morceaux les plus connus, ceux qui nous sont les plus familiers, ont encore et toujours quelque chose d'insoupçonné à nous dire.
Justement : qu'est-ce que l'interprétation pour vous et, plus précisément, qu'est-ce qu'une bonne interprétation ? Vous avez parfois dit qu'il s'agit encore d'un acte de création...
Le critique littéraire américain Harold Bloom a dit que chaque fois que l'on fait lecture d'un poème, on trahit ce poème. C'est sans doute vrai. Et c'est sans doute en le faussant qu'on en fait une oeuvre d'art sans cesse renouvelée. Une interprétation musicale est, sinon une création, du moins une lecture. C'est quelque chose de fugace qui prend place dans l'instant présent, dans une perpétuelle négociation entre ce qui s'est déjà produit et ce qui est sur le point d'arriver.
Glass Piano a paru sur le label français Infiné, très investi dans les champs de la musique contemporaine et de l'avant-garde électronique. Or nous sommes à une époque, très post-moderne, où tout est remixé, réinterprêté, réévalué... Avez-vous toujours, en tant que musicien classique, été réceptif à ces pratiques et y trouvez-vous des éléments à même de nourrir votre manière de jouer ?
Oui, tout à fait. Mais travailler à partir de ce qui a été fait est depuis toujours constitutif de la musique et de toutes les formes d'art. On peut penser à Jean-Sébastien Bach empruntant (ou pillant) des éléments de la musique de Vivaldi ou à Brahms qui a construit tant de morceaux sur la base d'idées et de détails très spécifiques à Beethoven. Bien avant cela, les musiciens de Notre Dame de Paris remodelaient et enrichissaient les productions musicales de leurs ancêtres. En ce qui concerne plus spécialement le rythme et le tempo, je pense que notre manière d'écouter la musique est très influencée par ce qui se passe ailleurs. Et c'est loin d'être un processus conscient.
Vous racontez parfois qu'un jour, après que vous ayez joué une de ses oeuvres en sa présence, Philip Glass vous a dit «Voyons maintenant ce que tu as à dire de ce morceau». Comment l'avez-vous pris ?
Sur le moment, c'était assez étrange. Mais cela signfie que, pour l'essentiel, la musique qu'écrit Philip Glass ne s'inscrit pas dans l'approche conventionnelle américano-européenne d'un storytelling musical. Elle balance entre direction et absence de direction, ou entre intention et apparence d'un manque d'intention. Sur ce point, je pense que la musique de Satie a montré la voie. On est loin du voyage très organisé proposé par une symphonie de Beethoven.
À la sortie de Glass Piano, une radio française vous a qualifié de “biographe musical” de Philip Glass...
C'est peut-être le cas, dans le sens où j'interprête des musiques de Philip Glass qui s'étalent sur différentes périodes de son travail. Sa musique est très intime mais peut toutefois être investie de manière différente par les auditeurs auxquels elle s'adresse. Ce n'est pas une musique autoritaire qui s'impose à vous, mais davantage une invitation à contempler ou à être pleinement conscient. D'une manière générale, je dirais que toute musique continue de se revéler à nous tant qu'il y a des gens pour la jouer et pour l'écouter. Même les morceaux les plus connus, ceux qui nous sont les plus familiers, ont encore et toujours quelque chose d'insoupçonné à nous dire.
Pour l'essentiel, la musique qu'écrit Philip Glass ne s'inscrit pas dans l'approche conventionnelle américano-européenne d'un storytelling musical. Elle balance entre direction et absence de direction, ou entre intention et apparence d'un manque d'intention.
À Lyon, vous allez vous produire au Sucre, qui est un peu le temple de la musique électronique. Est-ce quelque chose de particulièrement excitant ou étrange pour un pianiste que de se produire dans un cube de béton habituellement dédié au clubbing ?
C'est une bonne chose pour la musique que je joue que de pouvoir être écoutée en dehors du cercle habituel des salles de concerts “classiques”. Cela permet de tisser une nouvelle relation avec le public, mais aussi d'en toucher de nouveaux. Mon avis est qu'aujourd'hui, cette approche de la musique contribue de plus en plus à abattre les murs – longtemps infranchissables – entre les genres musicaux. Le Sucre me paraît être l'endroit rêvé pour cela.
Petit Bulletin Live - Bruce Brubaker plays Philip Glass
Au Sucre mercredi 21 octobre