Après l'impressionnant Aqualast, le vagabond Rover, revenu de tout et surtout de partout, passe avec succès l'épreuve de la confirmation avec Let it Glow. Réussissant le tour de force, aux commandes de cette étrangeté apatride qui fait sa singularité, de faire plus avec moins et de sonner cosmique avec des méthodes d'enregistrement terre à terre. Rencontre du troisième type et du second album prévue à l'Epicerie moderne.
Avec ton premier album Aqualast, tu es passé en quelque mois d'une vie à reconstruire après ton expulsion du Liban, au succès, à la médiatisation, aux récompenses, à des centaines de dates. Comment as-tu encaissé ça ?
Rover : Il y a une forme de violence dans ce passage de l'intimité de l'écriture à une exposition plus large, mais elle est assez positive, d'autant que ça n'a pas été un succès radical basé sur un seul titre. J'avais déjà connu l'exposition médiatique, même si elle était moindre, avec mon groupe au Liban : ça a été moins brutal que si j'avais eu 20 ans et aucune expérience. C'est beaucoup de joie qu'un label vous accorde la possibilité de faire un disque, de pouvoir s'y exprimer sans contrainte. On est pris dans une espèce de tourbillon, il y a une ampleur médiatique qui nourrit le projet. Une forme de reconnaissance aussi : les Victoires de la Musique, la télévision. On s'installe un peu dans le paysage et c'est une situation très confortable pour envisager un deuxième disque.
Justement, après la réclusion de l'écriture d'Aqualast, dans quelles conditions et quel état d'esprit as-tu écrit Let it Glow ?
En ayant chassé quelques démons, d'abord. Même si c'est moche à dire, on ressort de tout ça avec l'ego regonflé. Il y a eu une sorte de gouffre après la fin de la tournée. J'ai ressenti le poids de ce premier disque, mais je voulais m'en servir. Ce qui s'est passé avec Aqualast m'a fait réaliser qu'il y avait une attente autre que celle du buzz médiatique, quelque chose de purement artistique. Le deuil qu'il a fallu faire, ce moment où il faut clore le premier chapitre pour ne pas tomber dans le copier-coller, n'a duré qu'une quinzaine de jours. Refaire un disque dans cette position là était nouveau pour moi mais ç'a a eu plus tendance à m'exciter qu'à m'angoisser. J'ai abordé Let it Glow sans penser à faire l'album parfait, pas plus que pour Aqualast d'ailleurs qui était pourtant plus démonstratif. C'est un peu cliché mais je crois que les disques sont comme des enfants : on ne peut pas les comparer, chacun a son parcours. J'ai vraiment ce rapport très paternel : je les aime avec leurs défauts. Elles sont le reflet d'une personnalité.
Let it Glow donne l'illusion d'un album très produit, très retravaillé, mais tu évoques souvent ta recherche du dépouillement, de l'imparfait, de l'erreur qui va mettre en valeur le reste...
C'est un super compliment. En effet, pour chaque chanson, il y a peut-être dix pistes en moins que sur le précédent. Pour moi qui aime les arrangements, les contrepoints, ç'a été un défi d'enlever des instruments. Quand on a passé le test du premier album, on vous accorde plus d'argent et plus de temps. Or ce luxe pouvait m'embêter. Je n'ai donc pas opté pour un studio de renommée internationale mais pour un petit studio breton 100 % analogique, Kerwax. J'ai tenu à faire la réalisation moi-même. Mettre le moins d'interlocuteurs entre ce que j'ai composé et la bande était un défi dans le défi et rendait le projet plus excitant. Je voulais que le disque privilégie le qualitatif au quantitatif, que chaque instrument ait vraiment quelque chose à dire et qu'un basse-batterie puisse sonner aussi confortable et impressionnant en termes d'arrangement que des violons ou des orgues.
On te sent aussi attaché à l'enregistrement analogique que certains photographes argentiques refusant de passer au numérique, d'ailleurs tu compares souvent tes albums à des photos...
C'est vraiment ce qui m'excite le plus : capter quelque chose d'unique que ni un ordinateur, ni un programme fabriqué au Japon ne reproduira. Prenez une vieille photo d'un couple des années 20 qui se tient la main dans la rue : ce moment-là n'appartient qu'à cette photo. Or c'est vrai que le travail en analogique, très organique, est très similaire à la photographie argentique où il faut penser la photo avant de la prendre et pas après devant son ordinateur. On retouche très peu de choses en acceptant ses défauts. Mais c'est aussi très important pour supprimer l'infinité de possibilités parfois vertigineuses qu'offre un ordinateur. Or de bons choix, il n'y en a pas tant que ça, si c'est beau à l'oreille, ce sera beau sur la bande et sur le disque. Pour moi c'est un bonheur d'enregistrer sur ces machines, j'aime leurs caprices, qu'elles tombent en panne et qu'il faille appeler un réparateur, le voir dépecer la machine, devoir arrêter la session une demi-journée. Le fait que ce soit infidèle et peu fiable produit des choses, nourrit, inspire et rend chaque jour surprenant.
Il y a une notion qui revient souvent dans tes propos, c'est celle de l'importance du vide dans la musique, or sur Let it glow il y a une résonance qui rend parfaitement l'idée de ce vide spatial dans lequel on pourrait flotter, une sorte de bulle protégée de l'accélération du monde réel...
J'aime cette idée de bulle et d'espace clos qui est céleste, infinie, comme un couloir spatio-temporel qui nous emporterait ailleurs. Cela rejoint une démarche que j'admire en peinture. Utiliser, comme certains peintres arrivent à le faire, la toile et le blanc comme une couleur, créer le relief sur ce fond qui est concret, matériel, l'analogique le permet. La bande tournant à vide crée déjà un tapis sonore, ce n'est pas le vide froid du numérique. Là, il y a déjà le souffle de la bande. Au studio, se trouvait la console qui a servi pour Melody Nelson ! Imaginer les histoires qu'elle a dû entendre, les discussions et les fumées de Gainsbourg (rires) qui sont passés sur ces boutons, c'est extraordinaire. Rien qu'à cette idée, je voyage tout de suite. Ce poids des anciens, c'est très beau. Mille fantômes sont déjà là et on enregistre sur une espèce de chant céleste qui pour moi est la toile du peintre.
De la même manière que tu avais réenregistré certains titres d'Aqualast en acoustique et avec des cordes (sur Reel to Reel, NDLR), pourrais-tu envisager d'aller encore plus loin dans l'épure ?
Oui, parce que c'est tout à fait fascinant que le travail d'arrangement. On peut mettre énormément de choses et Brian Wilson y arrivait très bien avec les Beach Boys. Arranger une chanson à son paroxysme avec quelque chose de très chargé c'est fantastique. Mais l'épure est tout aussi fascinante, c'est un travail très dur, c'est désapprendre beaucoup de choses, c'est assumer la suggestion, l'effet pied de biche avec le silence. Et tout ça m'intéresse presque plus. Faisant une musique assez lyrique, accords mineurs, chargée en émotion, je trouve que l'épure lui va bien. C'est presque plus ambitieux d'aller dans cette direction là et il n'est pas impossible que ça me titille pour l'avenir. C'est quelque chose qui je trouve ouvre encore plus de portes pour l'avenir. Même en concert, c'est fascinant comme le travail de lecture induit une forme d'humilité mais aussi de force en se rapprochant de quelque chose de plus naturel, de plus brut. Ca marche en peinture en littérature... Après c'est peut-être lié à l'âge, peut-être qu'en vieillissant, il y a cet attrait pour l'épure. En tout cas je pense qu'il n'y a de limites ni dans l'épure, ni dans l'arrangement excessif.
Vocalement, on a déjà l'impression que tu as retenu l'avantage des choses, avec moins d'effets, une interprétation plus sobre, même si elle garde un côté lyrique.
La voix est moins démonstrative c'est vrai et ce sont souvent des premières prises. Il doit y avoir un titre où j'ai refait un couplet refrain. Mais la plupart sont des prises témoins. Ce sont généralement des prises qu'on enregistre avec un instrument et qu'on efface pour refaire la prise de voix à la fin de l'enregistrement. Là j'ai gardé ces premières voix. J'ai essayé de les refaire mais le problème en analogique c'est que si on refait une prise, il faut effacer l'ancienne, il faut donc faire un choix. Là elles me plaisaient, elles étaient imparfaites, fragiles par moment. Il n'y a pas de démonstration, pas d'effet, je n'essaie pas de montrer que je suis un bon chanteur, que je peux aller vers des extrêmes. Et pourtant ç'a été un disque plus dur à chanter que le premier. Parce qu'il y a cette retenue et cette volonté de faire en sorte que ça ait l'air facile sans prouesse technique. C'est aussi une forme d'épure que d'accepter que les voix soit d'un seul jet et pas travaillées dans le détail avec une justesse maîtrisée et une dextérité qui à mon goût peut devenir vulgaire et un peu arrogante. Je ne pense pas que le premier album ait ça mais il était clairement plus démonstratif, ce qui allait très bien avec le propos du disque et son contexte : le fait de faire un premier disque et de se présenter. Il y a un cri sur deux qui est là pour dire qu'on existe.
Sur cette question, en termes d'image il y a aussi un paradoxe : sur la pochette d'Aqualast, tu apparaîs comme un jeune homme farouche, timide, sur la défensive, sur celle de Let it Glow, il y a quelque chose d'une rock star warholienne plus assumée mais avec une dose d'ironie et en même temps, cela va à l'encontre de ton évolution musicale.
J'ai toujours été fasciné les pochettes en décalage avec ce qu'on trouve dans le disque. J'adore ça. Après, même si on m'a dit que ce disque était plus apaisé, plus posé, moi je le trouve très rock. Trois instruments c'est plus rock que 16 guitares. Sur la pochette d'Aqualast, il y a quelque chose d'à la fois apeuré mais aussi très prétentieux. Un côté « je vous regarde de haut ». Là je joue un peu plus avec les codes du rock, le cuir, les lunettes, même si c'est comme ça que je m'habille. Mais dans le travail un peu warholien, il y a un clin d'oeil au produit, quelque chose de plus moderne. La photo me plaisait beaucoup, c'est une photo noir et blanc que j'ai faite coloriser à l'ancienne avec des couleurs saturées. Je voulais que la pochette soit une œuvre en soit, c'est pour ça que je n'ai pas mis le nom Rover dessus. Je voulais que ça déroute un peu, qu'on ne sache pas à quoi s'attendre. On peut s'attendre à un power-trio qui fait un album de huit titres sur l'énergie et on a tout autre chose.
Tu as grandi dans plusieurs pays du monde, de New-York au Liban, ton nom de scène évoque l'errance, tu es revenu en France presque comme un étranger, tu as passé une grande partie de ces dernières années en tournée. Pourrais-tu te reconnaître dans cette expression de l'Exode de l'Ancien Testament évoquant Moïse comme « un étranger en pays étrange » et qui semble coller parfaitement à ce nom, Rover, à son parcours et à sa musique.
Oui sans doute. C'est quelque chose d'addictif que de se sentir étranger dans un pays. Je pense que tout pays, et j'ai eu la chance d'en voir beaucoup, est curieux. Pour la plupart je les aime tous énormément même si je les hais au bout d'un moment (rires). Ca les rend étrange et ça me rend étranger en permanence. Et en même temps je suis tellement fier de mon pays natal qui est la France. Les voyages m'ont appris à l'aimer encore plus. C'est un pays qui me manque dès que je suis à l'étranger et malgré tout c'est crucial de voyager, c'est une école incroyable : rien que le fait d'apprendre à s'adapter à des mœurs, découvrir une nourriture, des horaires, les choses à faire et à ne pas faire. La façon dont les gens font des affaires, tombent amoureux, c'est une découverte sans fin de l'autre. Et surtout, ça rend beaucoup plus tolérant, une fois rentré chez soi.
Ya-t-il un endroit où Rover, et peut-être Timothée, se sent davantage chez lui, aujourd'hui ?
C'est compliqué comme question. Je me sens très bien en Bretagne où j'ai des attaches, c'est un lieu où je me sens en phase avec moi-même et avec ma musique. C'est aussi pour ça que j'ai enregistré mes disques là-bas. Il y a des villes aussi : j'aime bien Berlin en hiver, sa dureté. Bruxelles que j'ai découvert récemment et où j'aime me rendre de temps en temps pour un week-end. Et puis mon père est des Hautes-Alpes, et il y a comme ça des régions madeleine qu'on porte en soi. Mais la chance de cette tournée plus largement a été d'aller dans des régions où on n'a pas forcément l'occasion de se rendre. D'un point de vue égoïste, c'est tout le plaisir de voyager grâce et via sa musique. C'est un peu bateau de dire ça mais on est bien quand on est est accueilli et qu'on peut jouer sa musique au bon endroit au bon moment. Je n'ai pas de mauvais souvenirs d'endroits, même froids ou rugueux comme la montagne ou les bords de mer bretons. On peut trouver certains lieux inhospitaliers et pourtant s'y sentir bien, notamment grâce aux gens qui s'y trouvent. La chance de la tournée c'est qu'on est plus ou moins attendu tous les soirs et qu'on a la chance de faire sa musique. Ca rend le voyage beaucoup plus excitant que le simple fait de flâner. Aller pour et via la musique c'est le voyage absolu. En fin de compte, je n'ai pas de région de prédilection, je me sens bien dès lors que j'ai l'impression d'être au bon endroit.
Penses-tu que Rover aurait existé sans cette vie d'expatrié et ce retour forcé après ton expulsion du Liban ?
Non, ç'a été vraiment un mal pour un bien, c'est le sujet d'Aqualast. Tout laisser derrière soi, devoir rebondir, se réinventer, reconstruire sa vie, sur le papier ce n'est pas marrant et en fin de compte, ç'a été très positif pour moi. Bien sûr, j'ai la chance d'être Français et que mes parents aient eu un endroit que je pouvais investir avec trois ou quatre instruments. Mais c'est une manière de voir les choses qui peut s'appliquer à tout : une rupture amoureuse c'est dramatique mais quelle liberté aussi parfois. Tomber au fonds du puits et appuyer sur ses jambes pour remonter, ce moment là est extraordinaire, l'ascension est jouissive, on se sent tellement vivant.
On t'a souvent comparé à Bowie, à la fois musicalement et vocalement, ce qui est évidemment un peu réducteur, mais lorsque l'on écoute des titres comme La Roche ou Some needs, c'est comme si le fantôme de Bowie flottait sur ces chansons. On ne peut pas ne pas te demander ce qu'il représentait pour toi et sur cette sortie qui résonne comme un ultime geste artistique.
Il était malin, c'est sûr. La comparaison, que son nom soit associé au mien, ne me dérange pas. C'est flatteur, c'est un des plus grands et il l'a encore montré sur son dernier disque. Il y a juste parfois des raccourcis un peu faciles qui sont fait. Je ne suis pas un fan hardcore de Bowie et je n'essaie pas du tout d'être dans ses pas. C'est peut-être le timbre de la voix, des petites choses comme ça qui font écho. Mais je l'assume complètement, je suis fasciné par ses premiers disques, cette nonchalance et cette audace sans précédent qui aujourd'hui encore nourrit plein d'artistes. Sa mort est évidemment dramatique mais je ne souhaite pas spécialement m'exprimer là-dessus parce qu'il était depuis dix ans dans une forme de silence qu'il faut respecter. Bien sûr son métier fait qu'il est inévitable qu'il fasse la Une de tous les journaux à sa mort. Mais par pudeur, un peu comme pour les événements de l'an dernier, j'ai toujours un peu de mal à m'exprimer après un deuil. Je vois surtout un homme qui est mort et il n'y a pas grand-chose à en dire. Il a eu la chance de laisser une œuvre considérable derrière lui, tout le monde n'a pas cette chance. Quant à la mise en scène avec ce dernier clip, il est brillant jusqu'au bout, même pour son départ. Quand j'ai appris la nouvelle de sa mort j'ai eu un petit sourire en coin malgré la peine – c'est toujours très triste quand un artiste ou un être humain part et laisse un vide, on aurait tous aimé le revoir en live avec sa malice et sa beauté –, parce que je me suis dit sans aucune ironie « il sait sortir de scène ». Bowie c'est un artiste qui sait entrer en scène et qui sait en sortir. C'est un grand.
Propos recueillis par Stéphane Duchêne
Rover
À l'Épicerie Moderne vendredi 29 janvier