3 questions à... / Gilles Perret retrace la genèse de son tonique documentaire, un salutaire hommage au fondateur de la Sécu tourné dans une indépendance farouche pas totalement volontaire.
Vous auriez pu appeler ce documentaire Vive la Sociale !, si Gérard Mordillat n'avait pas déjà utilisé le titre...
Gilles Perret : (rires) Ç'aurait été totalement adapté, en effet ! On avait dans l'idée de prendre un titre positif, beau, jouissif, parce que c'est quand même une belle histoire que celle de la Sécu. La Sociale est plus modeste, mais on a pris le parti d'une affiche sans Carte Vitale, mais moderne et combative, qui donne envie aux spectateurs hésitants. Pour qu'ils ne soient pas rebutés par un côté trop noir et blanc ni militant. On ne saura jamais si c'est une bonne idée ou pas...
Comment vous êtes-vous intéressé à ce personnage historique qu'était Ambroise Croizat ?
J'en avais déjà parlé dans De mémoires d'ouvriers, et c'était pour moi une injustice qu'on ne le connaisse pas davantage. Je me suis donc appuyé sur le travail de Michel Étiévent — l'historien que l'on voit dans le film — qui a fait un énorme boulot pour le réhabiliter. J'avais aussi envie de faire un film de cinéma incarné, car Croizat a eu une vie romanesque : de la misère ouvrière au poste de ministre en passant par le bagne. Tout un combat, et sans enrichissement personnel ! Le pire, c'est qu'il meurt jeune, en oubliant de se soigner, alors qu'il a mis en place la Sécu.
Vous avez bénéficié d'un témoin privilégié, en la personne de Jolfred Frégonara, un authentique vétéran de Sécu...
On a l'impression que je tourne dans mon coin en Haute-Savoie, mais c'est le hasard qui m'a conduit vers “Frego“ le Savoyard. J'avais ameuté les réseaux des comités d'histoire et de direction de la Sécurité sociale comme de la CGT en leur demandant s'ils connaissaient quelqu'un ayant eu un rôle au moment de la création de la Sécu — un salarié ou un administrateur ayant installé un bureau m'aurait suffi. Un gars de la CGT m'a orienté vers Jolfred Frégonara. Je l'ai appelé et je suis tombé sur un bonhomme de 96 ans à l'époque qui m'a dit : « je vous connais, j'ai acheté tous vos DVD sur Internet ! » Et là, ça a été réglé. (rires) Je me suis appuyé sur lui à fond ; il a mis toute son énergie, et de l'urgence, dans ce film. Il est décédé en août dernier.
Plus aucun officiel ne faisait appel à lui ?
Il était passé sous les écrans radars, même s'il prenait toujours sa carte à la CGT depuis 1936 ! Malgré son activité militante très faible, Frego avait toujours le cerveau en ébullition : il lisait les journaux ; quand il y avait quelque chose qu'il ne comprenait pas, il allait voir sur Internet, il achetait un bouquin sur les questions économiques... Pour le film, il a fait une conférence devant des jeunes avec trois notes qui se couraient après. Je suis sûr qu'ils ne sont pas prêts d'oublier son témoignage : il les a fait pleurer et rire, en redonnant une dimension politique à la Sécu, et leur rappelant qu'elle n'est pas qu'une question de chiffres et de gestionnaires.
Croizat, de son côté a été sciemment oblitéré par l'Histoire officielle. À tel point que même le ministre du Travail que vous croisez dans son bureau (François Rebsamen au moment du tournage) ignore tout de lui. La séquence en devient comique tant elle est pathétique...
Il n'y a rien pour venir au secours de Rebsamen : c'est un niveau de méconnaissance dramatique. Je pensais qu'il allait au moins connaître Croizat et qu'il ne s'attarderait pas sur ses bienfaits à cause de son étiquette CGT-PC. Mais là, c'est l'hallu totale... Il nous prend de haut, il ne connaît pas Croizat, il s'emmêle les pinceaux et finit en disant : « pour moi en 1945, y a qu'un seul personnage, c'est de Gaulle ».
Je ne veux pas enlever de mérite à de Gaulle, mais la question sociale et la Sécu, c'était pas son truc du tout ! Alors, qu'un socialiste dise « ma référence, c'est de Gaulle en 45 », il y a quelque chose qui ne s'est pas bien passé ! La séquence est pitoyable, mais en terme de cinéma, ça rend bien service. Quand je suis sorti, je savais que c'était un moment très intéressant pour le film, qui montre aussi ce qu'est devenue cette classe politique. Ça en dit long sur la société !
Si on le met en parallèle avec Croizat, le pauvre Rebsamen n'est pas à la fête ! Aujourd'hui, Myriam El Khomri dans ce bureau a mis en place la Loi Travail. On en pense ce qu'on en veut, mais d'une manière générale, ça va vers plus de précarité, plus de contrats courts, plus de “souplesse” dans l'emploi, alors que l'ambition de Croizat était de se débarrasser des angoisses du lendemain. Pourtant, ces gens se disent de gauche...
Vous consacrez une séquence édifiante aux partisans de la désaffiliation...
Aujourd'hui, si on demande dans la rue ce qu'est la Sécu, on entendra : « Un trou, des branleurs qui travaillent, un truc qui marche pas ». Alors que de fait, ça marche très bien, on est remboursé très rapidement, et que ce système égalitaire où tout le monde est soigné coûte 50% de moins qu'aux USA. Et il y a des conséquences sanitaires sur l'ensemble du pays et l'espérance de vie, qui sont formidables. Pourquoi la Sécu est-elle décriée comme ça ? Parce que des intérêts et une idéologie privés s'attaquent depuis 30 ans à cet édifice. Mais aussi à cause des gouvernements successifs, agents zélés de la libéralisation, qui ont rendu cette belle idée très éloignée du citoyen ou de l'assuré social.
Les désaffiliés parlent d'une “deuxième libération française”. C'est d'un cynisme ! En réalité, depuis 1945, les libéraux n'ont jamais accepté que la Sécu soit créée et mise aux mains des salariés : c'est une part importante du PIB qui échappe à la fois à l'État et au privé. Et le caractère obligatoire de la Sécu leur est insupportable. On fait la démonstration dans le film que c'est parce que justement tout le monde cotise que le système est efficace et coûte moins cher.
Dans le film, le représentant de ce mouvement paraît caricatural, mais il faut se dire qu'il fait 3 ou 4 conférences par semaine devant une centaine de personnes. Les désaffiliés sont super présents sur le Net et ils ont bonne presse : dans notre société où tout le monde a l'impression de payer pour l'autre, ils promettent un salaire double à ceux qui arrêtent de payer les cotisations sociales, et ensuite de prendre des petites assurances. Sur France 2, le 1er mai au soir, les désaffiliés ont eu droit à un sujet sur eux, sans contradiction. Ils sont plus nocifs qu'on pense. Pour moi, ça reste des dangereux.
Comment finance-t-on un film comme La Sociale ? Quid des télévisions ?
C'est une catastrophe, dans le sens où France 3 Rhône-Alpes-Auvergne a pris une version de 52 minutes plus ramassée — un portrait de Croizat, qui n'est pas le même film, et qui a déjà été diffusé. Et ça, c'est parce que je vis ici et que je travaille souvent avec eux. Mais au niveau national, le projet a été refusé sous prétexte que la création de la Sécu n'est pas un événement suffisamment important de l'Histoire de France pour avoir sa place à France 3 — l'argument est vérifiable. Si Laurence Coppey [la responsable des documentaires de France 3, NDLR] n'est pas remboursée de ses antibios, ça va aller pour elle : son mari est le patron de Vinci ! Je n'ai plus envie de rencontrer ces gens-là : on ne parle pas la même langue, on ne se comprend pas.
Alors, le financement s'est fait grâce aux gens qui viennent voir mes films, à une souscription, à des comités d'entreprise, à des mutuelles hors de la Mutualité avec l'esprit mutualiste, à la Ligue de l'Enseignement, à la CGT... Plein de bricolages partout, finalement. Et jusqu'au mois dernier, ce n'était pas bouclé, alors qu'on avait dépensé beaucoup pour la sortie en salle : car on a fait le choix de produire et de distribuer le film en direct, de garder notre indépendance en limitant les intermédiaires. C'est de l'artisanat à tous les étages, mais l'important, c'est que ça ne se voie pas ! Il faut aussi accompagner le film et c'est épuisant en terme de déplacement. On se trouve face à de gros distributeurs, dans un milieu un peu hostile. Et l'on paie des salaires et des cotisations sociales : on essaie d'être cohérent avec ce qu'on raconte dans le film. Si on ne le fait pas par conviction, autant ne pas le faire.
Ce “cinéma de conviction” a du potentiel : il suffit de voir le succès de Merci Patron !, qui a réalisé plus de 500 000 entrées.
Il faut trouver des formes différentes pour ces films positifs ; jouer sur les affects et avoir une dimension cinématographique pour gagner notre place sur les écrans. Le potentiel n'est pas le même que Merci Patron !, mais on montre qu'un film sur la Sécu n'est pas forcément chiant, et dans les avant-premières, on voit un vrai intérêt pour la question. Le bouche à oreille peut nous sauver, avec les réseaux syndicaux, associatifs et cinéphiles. 300 cinémas se sont déjà positionnés pour nos 40 copies.