Entretien / Il est l'un des précurseurs : son album Oxygène, paru en 1976, a marqué toute une génération et a imposé les synthétiseurs dans l'imaginaire du grand public. Ses shows grandiloquents, avec scénographie avant-gardiste et jeux de lumière épatants, ont laissé une empreinte durable sur les amateurs de raves. Jean Michel Jarre revient en force ces derniers mois : deux volumes d'Electronica où il convie la fine fleur de la scène électronique toutes époques confondues, pour un résultat forcément inégal mais visant juste beaucoup plus souvent qu'on ne l'espérait. Et un nouveau volume d'Oxygène débarque courant décembre, peu après son passage à la Halle Tony Garnier. Rencontre avec un artiste qui a des idées à défendre.
Sur Electronica 2, sorti en mai dernier, on décèle un fil rouge : la méfiance autour des nouvelles technologies, en particulier le morceau avec Edward Snowden, mais aussi le titre avec Massive Attack. D'où vient cette méfiance que vous ressentez ? À quel moment ce doute est apparu chez vous, qui représentez l'innovation, le lien avec les nouvelles technologies ?
Jean Michel Jarre : Aujourd'hui, je n'ai pas du tout de doute par rapport à la technologie, qui est neutre par définition. On peut comparer ça à la fission de l'atome : ça fait avancer considérablement les sciences en terme de biologie et de médecine ; mais on a fait la bombe atomique avec. Je ne vais pas mettre la technologie sur le même plan, c'est un exemple pour dire qu'elle est, et je parle d'Internet en particulier, neutre.
C'est un bond en avant considérable : comme l'écrivait Le Monde, on a le monde dans sa poche avec son smartphone. Des gens qui n'avaient pas accès à l'information et même à l'éducation peuvent y avoir droit. C'est un progrès considérable. En même temps, on sent bien que l'on peut être manipulés très facilement. Que sur Internet, on peut très facilement passer de la condition de client à celle de produit. On sent bien que nous sommes espionnés.
Du coup, un des thèmes d'Electronica, c'est cette ambiguité.
Le morceau fait avec Massive Attack est sur le thème de la surveillance. Celui avec Cindy Lauper est sur l'amour à l'âge de Tinder et des sites de rencontres. Avec Laurie Anderson, on est parti de l'idée qu'aujourd'hui beaucoup de gens passent plus de temps à toucher leur smartphone que leur propre partenaire.
On est tous des geeks, je suis un passionné, mais il faut faire attention à ce que la technologie ne soit pas détournée.
J'ai beaucoup d'admiration pour Edward Snowden, qui m'a fait penser à ma mère comme vous l'avez peut-être lu, qui était une grande Résistante. Elle s'était engagée dès 1941 et m'expliquait qu'au début de la guerre, les Résistants étaient considérés comme des traîtres, des terroristes. Les mots de Snowden, ce sont les mots de ma mère quand j'étais enfant. Quand des pouvoirs en place génèrent des actes qui peuvent faire du mal à la communauté, un certain nombre de gens doivent se lever pour résister. C'est ce qu'à fait Edward Snowden. Aujourd'hui, nous sommes en quête de modèles, et il incarne un héros moderne qui questionne le pouvoir en place ; non pas pour abîmer les choses, mais pour les améliorer. Pour dire stop à l'abus de technologie.
Comment s'est passé la rencontre ?
Si on est tous des geeks dans Electronica, lui c'est un pro : j'ai découvert quelqu'un de très sympa. Passionné de technologie, mais aussi de musiques électroniques, notamment les premières faites avec des Amiga et des Atari, ces sons des années 80. Après avoir vu Ben Wizner, son avocat, on a eu un premier contact vidéo dans mon studio, et nous avons convenu d'un rendez-vous à Moscou. On a alors passé plusieurs heures ensemble, on a filmé, réfléchi à ce morceau, décidé du titre Exit ensemble.
L'idée était aussi de savoir ce que ce morceau allait véhiculer. Je le voyais assez speed, techno, pour symboliser cette quête obsessionnelle de l'information, du big data. Et en même temps, exprimer cette chasse que les trois organisations les plus puissantes du monde, la CIA, le FBI et la NSA mènent contre un jeune individu qui pourrait être vous. Comme lui n'a aucune ambition d'être musicien, l'idée était de le faire parler et d'avoir deux ou trois phrases qui résument dans le morceau les raisons de son action.
En France, on a été en-dessous de tout : nous sommes un pays qui défend les droits de l'Homme, avec beaucoup de prétention, qui se veut un modèle, et qui face à ce problème est inféodé aux États-Unis et n'ose pas faire quoi que ce soit qui puisse contrarier Big Brother.
De Gaulle aurait sans doute accepté de l'accueillir en France.
Quand je l'ai rencontré, je ne savais pas qu'Oliver Stone préparait un film. Je l'ai filmé pour qu'à chaque concert, je puisse dire un mot sur lui. Plus il sera en lumière, plus il sera protégé. C'est la même chose pour Wikileaks. On a besoin d'organes comme ça. On voit bien que l'information que l'on reçoit aujourd'hui est filtrée. Même inconsciemment. On a besoin de gens qui surveillent ceux qui nous surveillent. Il faut en parler : Julien Assange est lui aussi en danger. C'est une espèce en voie d'extinction.
Quelles sont pour vous les sources d'information en qui avoir confiance ? Comment vous vous informez ?
Je pense que c'est une addition. Si on prend Fox News, CNN, Wikileaks, Al Jazeera, France Info et Arte, si on mélange tout ça, ça prend du temps mais on a une vision globale des choses. Une plateforme comme Intercept, lancée par Glenn Greenwald, le journaliste qui a révélé l'affaire Snowden, est assez intéressante. Même Mediapart, c'est très important. Tout ça permet d'avoir une vision claire de l'information.
Comment vous avez fait le casting du disque, qui est très équilibré entre jeunesse, underground et figures incontournables comme Tangerine Dream et Art of Noise ?
Je voulais réunir autour de moi des gens qui sont des sources d'inspiration, qui sont importants, de toutes générations confondues et qui sont liés directement ou indirectement à la scène électronique. Qui ont un son reconnaissable instantanément. Des gens comme Pet Shop Boys ou Gary Numan ont ouvert les portes de la musique électronique, ont lancé le son électro dans la pop anglaise. Comme Vince Clarke, avec Depeche Mode et Erasure.
Des gens comme Air, Sébastien Tellier, Rone, Gesaffelstein pour la scène française sont aussi des gens avec qui j'ai des affinités.
Tangerine Dream fait partie de mon ADN : on a commencé en même temps. Pete Townsend des Who est le premier à avoir intégré des synthés et des séquenceurs dans le rock anglais.
À une époque où il y a beaucoup d'albums de featurings, un anglicisme que je n'aime pas trop, consistant à envoyer des bandes par Internet à des gens que l'on ne rencontrera jamais, il s'agissait là de rencontrer les gens physiquement : dans le cas d'un processus créatif, c'est important de les rencontrer dans leur environnement, de passer du temps avec eux pour faire un morceau ensemble. Ils ont tous dit oui : je me suis retrouvé avec deux heures et demi de musique à enregistrer. Car l'autre dogme que je m'étais fixé, c'était de faire une démo pour chacun du fantasme, de l'idée que je voulais partager. C'est la raison pour laquelle j'ai fait le disque en deux parties.
J'aimerais que vous me parliez de Jeff Mills : ce morceau est sans doute le meilleur du disque.
C'est un morceau que j'aime beaucoup. C'est le pionnier de la techno. Il symbolise plusieurs choses pour moi : cette musique est liée aux villes, à Paris, à Berlin, à Bristol, Londres, New York et à Détroit évidemment. On a commencé notre conversation par un aspect politique et social ; la musique électronique a deux facettes. Hédoniste, on l'écoute pour danser toute la nuit. Mais les mouvements musicaux les plus importants - et aujourd'hui le plus important, c'est la musique électronique - sont forcément le reflet de la société dans laquelle ces mouvements s'expriment. Du coup, il y a forcément une dimension sociale et politique.
Quand j'ai commencé la musique électro-acoustique, c'était un manifeste contre la musique dite classique voire le rock. Quand on pense à l'explosion de la techno à Berlin, c'est suite à la chute du Mur. Jeff Mills, c'est Underground Resistance, c'est dire que la techno n'est pas qu'une musique de Blancs : les Afro-Américains sont partie prenante. Et Détroit traversait cette crise épouvantable : la techno est née de ça.
Jeff Mills symbolise cette histoire pour moi ; en plus c'est un architecte, d'où le titre du morceau. Il a une approche mathématique. J'avais envie de faire un morceau avec lui qui se construise comme un immeuble, étage après étage, avec ce changement de BPM au début, et je lui ai demandé de faire un solo de TR 909 : c'est son instrument. Comme un solo de batterie en jazz ! Et c'est ce que je voudrais qu'il vienne faire sur scène à certains moments. S'il est libre, peut-être à la Halle Tony Garnier. On verra.
Jean Michel Jarre
À la Halle Tony Garnier le jeudi 24 novembre à 20h