Portrait / Médiéviste reconnu et spécialiste émérite de l'histoire des couleurs, Michel Pastoureau est l'invité de Quais du Polar pour une triple intervention : des commentaires d'œuvres autour du Rouge et le Noir de Claude Autant-Lara et du tableau Les Otages de Jean-Paul Laurens, ainsi qu'une conférence baptisée La vie en couleurs, qui pourrait être le résumé de la sienne, tout entière dévolue à une dévorante passion chromatique.
Partons du principe, comme le chantait Johnny, que « Noir c'est noir » et que cela vaut pour toutes les couleurs. Elles sont partout, sont comme elles sont, et il n'y aurait rien à en dire. De Johnny on pourrait, une fois n'est pas coutume, convoquer le philosophe logicien Ludwig Wittgenstein et ses Remarques sur les couleurs : « Si l'on nous demande : que signifient les mots rouge, bleu, noir, blanc ? Nous pouvons bien entendu montrer immédiatement des choses qui ont de telles couleurs. Mais notre capacité à expliquer la signification de ces mots ne va pas plus loin. »
Mais ça, c'était avant Michel Pastoureau, qui a consacré une grande partie de sa vie et de ses recherches à l'étude des couleurs, de leur histoire, de leur symbolique. Ainsi a-t-il livré, depuis 2002 et avec une passion communicative, d'imposantes monographies publiées au Seuil, sur le Bleu, le Noir, le Vert et dernièrement le Rouge (il s'attaque désormais au Jaune), aussi enthousiasmantes qu'instructives. Une démarche qui ne doit rien au hasard, la passion des couleurs animant drôlement l'historien depuis la petite enfance. Car s'il pense que l'on rêve en noir et blanc, c'est en couleurs que Michel Pastoureau se souvient. Et rarement vocation aura été à ce point dictée par les teintes des souvenirs ayant infusé l'esprit d'un petit garçon curieux et, sans mauvais jeu de mots, impressionnable.
Ainsi, si certains sont daltoniens, Michel Pastoureau est tout l'inverse : il voit dans les couleurs ce que d'autres ne voient pas :
« Enfant, j'étais sensible aux différences de couleur, ce devait être un problème de perception » explique-t-il.
Quelques anecdotes, recensées dans le parfois hilarant Les Couleurs de nos souvenirs en attestent : le traumatisme provoqué par un blazer bleu marine porté à un mariage et dont le petit Michel semble être le seul à se rendre compte qu'il n'est pas vraiment marine, se persuadant que, pour cette raison, tout le monde le regarde en biais ; ou son refus de se voir offrir une bicyclette qui a le malheur d'être jaune quand sa couleur préférée est le vert. « Caprice chromatique » qui le privera de vélo.
La couleur en héritage
Mais, ce petit-cousin de Claude Lévi-Strauss le dit lui-même, il est aussi, au sens bourdieusien du terme, « un héritier » : son père est un ami d'André Breton, dont l'éternel gilet jaune marquera durablement la rétine de Michel, et trois oncles peintres lui donnent le goût de la palette dans tous les sens du terme :
« J'ai fréquenté des ateliers d'artistes de très bonne heure, des terrains de jeu magnifiques pour un jeune garçon. J'aimais jouer avec les couleurs, les classer. J'ai eu un œil pictural très tôt grâce à ma famille qui m'emmenait beaucoup au musée. Je me suis ainsi constitué une palette personnelle et cette sensibilité m'a toujours accompagné. »
Plus tard, au lycée Michelet de Vanves, un professeur de dessin fait germer un goût pour l'héraldique, la science des blasons. Élève de l'école des Chartes, que fréquenta sa tante, il consacre sa thèse à cette discipline poussiéreuse qu'il contribue à réhabiliter contre vents et marées universitaires, les couleurs toujours dans un coin de la tête : « quand j'ai choisi un sujet de thèse, la couleur, c'était beaucoup trop large. Il me fallait un terrain d'enquête plus restreint. J'ai choisi l'héraldique. » La thèse porte donc sur « Le bestiaire héraldique au Moyen-Âge. Mais la couleur, précise-t-il, est la matrice de tout le reste. »
Une matrice dont l'histoire reste alors à écrire et qu'il ne faudrait surtout pas confondre avec l'histoire de la peinture, au risque de contrarier gentiment cet homme débonnaire :
« Je suis agacé par les livres qui utilisent le mot "couleur" dans leur titre alors qu'il ne s'agit que de peinture. L'histoire de la peinture c'est une chose passionnante, que je connais bien. L'histoire de la couleur, c'est beaucoup plus vaste, cela inclut l'histoire de la peinture, mais aussi l'histoire du vêtement, du vocabulaire, de la fabrication et des pigments. Moi, je suis spécialiste de l'histoire des couleurs parce que je m'intéresse à tout cela. »
Et s'il produit des monographies par couleur, c'est bien dans leur ensemble que Michel Pastoureau les a étudié : « Avant l'écriture d'une monographie, il y a mon enseignement universitaire, avant mon enseignement, il y a mes recherches et mes recherches ont cinquante ans. D'une certaine manière le livre Jaune est déjà là, parce que je ne travaille pas couleur par couleur. Quand je fais des recherches, je prends tous les dossiers à la fois. Une couleur n'est jamais séparée des autres : quand je parle de la réforme protestante vis-à-vis des couleurs, je les prends toutes à la fois. »
Robe rouge
Le grand talent de Michel Pastoureau, dans ces monographies, est alors de séparer les couleurs sans pourtant les isoler et sans redites aucunes, d'en pointer les ambivalences et les correspondances, la symbolique changeante à travers les âges, sans jamais se départir d'un relativisme culturel fondamental, refusant de plaquer nos schémas occidentaux sur d'autres civilisations :
« Ce qui est vrai en occident n'est pas vrai partout. Je dois me battre constamment contre des savants qui pensent qu'il y a des vérités universelles de la couleur. J'y suis absolument opposé. »
Le contexte. Voilà ce qui importe et appelle... la nuance : « donner une définition univoque de la couleur est impossible. Et quand je participe à des rencontres pluridisciplinaires avec des peintres, des physiciens, des chimistes, des linguistes, au bout de trois minutes on a compris qu'on ne parlait pas de la même chose » s'amuse-t-il. « La couleur, avant d'être une matière et une lumière, c'est du vocabulaire. Et avant d'être du vocabulaire, ce sont des catégories abstraites. C'est pour cela qu'on peut parler des couleurs sans les montrer. »
Les couleurs n'ont pas besoin d'être matérialisées pour exister dans l'inconscient collectif, cela leur ferait même perdre une partie de leur force signifiante. Pourtant, comme une partie des sciences humaines, Michel Pastoureau est d'avis que la couleur n'existe que si elle est perçue, vue avec les yeux mais aussi et surtout appréhendée et décodée avec la mémoire, les connaissances, l'imagination.
C'est donc la société qui fait la couleur, lui donne sa définition et son sens, décline ses codes et ses valeurs, organise ses pratiques et détermine ses enjeux :
« Si on installe dans une pièce vide une lumière et un appareil qui enregistre des longueurs d'ondes, pour le physicien, il y a des phénomènes "couleurs" à la rencontre de l'objet et de la lumière. Si l'homme n'est pas là pour percevoir, parler de couleur n'a pas de sens. »
Une conception qui pourrait se résumer dans cette phrase sublime de Goethe, tirée du Traité des couleurs : « Une robe rouge est-elle encore rouge lorsque personne ne la regarde ? » Il semblerait que non. Mais si Michel Pastoureau la regarde et nous en parle avec cette passion qui l'anime depuis plus de 60 ans, tout porte à croire que ce sera la plus rouge des robes.
Une heure avec Michel Pastoureau : La vie en couleurs
À la Chapelle de la Trinité le dimanche 2 avril à 14h
Le Rouge et le Noir, de Claude Autant-Lara
À l'Institut Lumière le samedi 1er avril à 15h
Conversation autour d'une œuvre ; Les Otages, de Jean-Paul Laurens
Au Musée des Beaux Arts le samedi 1er avril à 11h