Nakache, Toledano, Bacri : « Le banal, c'est de rendre plus extraordinaire l'ordinaire »

Le Sens de la fête
De Eric Toledano, Olivier Nakache (Fr, 1h57) avec Jean-Pierre Bacri, Jean-Paul Rouv...

Le Sens de la Fête / Pour leur sixième long-métrage, Olivier Nakache et Éric Toledano ont partagé le plaisir de l’écriture du scénario avec un maître en la personne de leur interprète, Jean-Pierre Bacri. Entretien exclusif avec trois auteurs unis par le sens de l’affect… et de l’humour à froid.

Ces jours heureux puis Nos jours heureux étaient nourris d’expériences vécues. Est-ce encore ici le cas ou bien avez-vous dû vous documenter sur le monde des traiteurs ?
Olivier Nakache :
C’est exactement… les deux. Avec Éric, dans notre jeunesse nous avons travaillé dans le milieu de la fête à tout un tas de postes. Et nous avons effectué un travail d’enquête auprès des brigades de serveurs pour pouvoir préparer le scénario au mieux, en s’inspirant de la réalité. Là, on a dû se récréer des anecdotes vraies pour pouvoir les transformer à notre sauce. Par exemple, les feuilletés aux anchois pour faire patienter les convives, ce n’est pas totalement sorti de notre cerveau… Le film démarre par une embrouille entre la brigade de serveurs et l’orchestre pour le monte-charge : on a vu dix fois ces querelles d’ego, et la hiérarchie que chacun veut s’inventer.

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Éric Toledano : Dans les mariages, on a toujours été touchés par ceux qui auraient voulu être plus. Je pense beaucoup au personnage de Gilles, un chanteur qui aurait voulu jouer devant un vrai public. On a une forme de tendresse pour lui, pour ces artistes qui n’ont pas atteint Bercy mais donnent du plaisir aux gens.

Max, votre héros, mêle une activité de poète et de marchand. Il est aussi une nounou pour les gens qui travaillent avec lui et les personnes qui l’engagent, tout en étant capable d’être dirigiste. En fait, c’est un réalisateur et votre film est une autobiographie…
ET :
Sûrement de manière inconsciente. On voit toute la partie émergée du mariage, et pas tout ce qui se passe pour que ça existe. Effectivement, il y a forcément cette métaphore.

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Jean-Pierre Bacri : (songeur) Un mec avec son équipe qui fabrique un miracle… C’est pas mal, je n’y ai jamais pensé, c’est pas mal… C’est marrant parce qu’on peut s’amuser : Adèle, c’est son premier assistant. Et il y a les stagiaires, le régisseur, la cantine…

ET : Il y a tout ça, mais parler du cinéma, ça a été beaucoup fait. Et je ne suis pas certain que ça intéresse tant les gens. Là, c’est plus proche de la réalité du travail et ça nous permettait de tout mélanger (la vie personnelle, le travail) Je dis souvent que les réalisateurs font toujours le même film : ils se répètent toujours, mais différemment. Nous, on aime le mélange, on aime l’idée que peut-être les gens sont peut-être désagréables au premier abord, et puis on les rattrape, en essayant d’ajouter de l’humour…

JPB : (pince sans rire) oui mais alors ça, hein, c’est pas très réussi, en revanche. L’humour à chaque fois…

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ON : (sur le même jeu) On te l’avait pas vendu comme ça, au début. C’était un drame…

JPB : (continuant) C’est marrant, ça ! Vous n’avez pas le sens de ça. Fabriquer des situations, ça oui… Des personnages qui existent, mais l’humour… les gens ne rient pas !

ET : (tentant de retrouver son sérieux) Mais l’humour…

JPB : C’est pas facile, hein…

ET : C’est peut-être aussi l’idée de se dire qu’on n’est pas toujours certain d’être intéressant. Donc si jamais les gens sont pas forcément intéressés, au moins, qu’ils se marrent ! Et s’ils sont intéressés, tant mieux.

ON : C’est pour cela qu’on a pris un acteur de drame, qui avait jamais fait de comédie (rires).

Justement, quand on crée une situation comique, jusqu’où s’autorise-t-on à pousser le curseur ? À quel moment la situation atteint-elle son point d’équilibre ?
ON
: C’est notre baromètre à nous, on a “notre” sens de l’humour et ça nous saute aux yeux quand on risque de dépasser la limite. Il y a un travail au début du scénario, ensuite sur le tournage, on peut tester des choses. Et puis le montage, qui est un filet de pêche et qui trouve le bon équilibre. C’est notre appréciation subjective à tous les deux, avec les acteurs autour de nous. Parfois, si on pousse le bouchon un peu loin, on peut se rendre compte rapidement qu’on est à côté de la cible, mais ça s’aiguise sur le tournage.

ET : Même avec Jean-Pierre, on lisait parfois dans son regard : c’est limite. On écoute aussi ce que les gens qui vont interpréter les personnages ressentent. La limite est étroite, le fil est toujours tendu.

Max est un personnage du quotidien, avec des préoccupations normales…
ET
: Le cinéma a évolué, les héros ont changé de visage. On s’en est rendu compte. On avait un cinéma fait de gens beaux (Belmondo, Delon…). Le banal, c’est de rendre plus extraordinaire l’ordinaire.

ON : Mais Jean-Pierre est beau…

JPB : (pince sans rire) Oui, c’est l’exception…

ET : (sur le même mode) C’est lui qui effectivement fait la jointure entre la beauté et le jeu.

ON : (idem) Avant on avait Omar, mais Omar…

ET : (idem) Omar n’est pas physiquement très beau par rapport à Jean-Pierre, mais… il danse… mieux.

JPB : (idem) Oui, à la limite…

ET : (reprenant son sérieux) Mais les personnages plus ordinaires sont devenus plus intéressants et on a changé les figures du héros, qui peut être plus dans le quotidien. On les sent moins James Bond.

Au générique, vous remerciez votre “petit plus”, Jean-Pierre Bacri…
ET
: En vérité, c’est beaucoup plus qu’un petit plus. Jean-Pierre nous a aidé à l’écriture, il a toujours donné son avis, ses idées. C’est une consultation de luxe : c’est comme si vous aviez un expert du scénario, qui a travaillé avec Alain Resnais, Agnès Jaoui ; qui a fait des films qui sont allés à Cannes, qui ont eu des César, qui a eu des Molière encore récemment. Il a voulu rester discret sur sa participation et ça s’est transformé en cette petite phrase.

ON : Pour nous c’était important qu’il soit au générique, que les gens le voient ou pas. On ne pouvait pas ne pas le mettre parce qu’il a donné beaucoup, son implication est totale. Quand il fait un film — et il n’en fait pas beaucoup —, c’est déjà une chance.

Quand on présente un script à Jean-Pierre Bacri, y-a-t-il de l’angoisse par rapport à ce qu’il représente ou de la gourmandise dans l’anticipation de le diriger ?
ET :
Un mélange des deux. On sait que l’on va être jugé — il n’est pas réputé pour avoir le jugement le plus doux (rires). Il est radical, jamais dans la demi-mesure. On avait un peu peur, mais on y est allé en connaissance de cause : on lui a montré une première version en lui disant que nous avions un désir de travailler avec lui et que c’était améliorable.

Vous avez l’habitude de cet exercice du “dialogue” dans l’écriture.
JPB
: Oui, j’adore ça. C’est très stimulant de réfléchir à comment éviter une impasse ; de dire « c’est trop », ou « non il y a une note de trop ; on a déjà fait ce refrain-là, donc on va passer à autre chose. » On s’amusait beaucoup à ajuster les trucs avec le plus d’exigence dont on est capable. Il y avait ce plaisir de trouver la justesse.

Donc la partition finale est à trois mains ?
JPB :
Non, je dirais que c’est à deux mains un quart, parce que je suis arrivé tard. Le scénario était écrit, bâti ; il y avait un bel objet tout prêt et mon travail, c’était une partie de plaisir. Je n’avais qu’une chose à dire: « un peu moins de chantilly là, oui c’est bien les pralines, si on mettait une amande ? » Tout était là : je m’amusais à trouver des trucs de façon à le rendre à mes yeux encore plus goûteux et délicieux.

ET : Souvent les acteurs rechignent, discutent sur le texte. Mais il arrivait à Jean-Pierre de discuter pendant une heure sur une scène où il n’est pas. C’était agréable : on le sentait bienveillant sur l’ensemble du film et pas que sur son rôle.

JPB : C’est un truc de scénariste ; un goût, un plaisir que j’ai. Je ne peux pas m’empêcher de dire : « c’est con cette scène », même si je n'y suis pas. J’aime le faire quand on me permet. Et quand on me permet, je parle. Mais quand je vois que le type s’arc-boute sur son texte, « c’est comme ça c’est pas autrement », j’abandonne, je ne me bats pas. Mais si je tombe sur un copain — parce qu’en fait je suis tombé sur deux potes —, la discussion vient toutes seule, on est scénaristes tous les trois, on s’amuse. Quand ça se produit, ça se produit… C’est comme quand tu rencontres des personnes dans une soirée, soit tu discutes pendant quatre heures, soit tu ne dis rien et tu casses.

ON : Le rebond marchait bien entre nous. Et d’une idée débattue, il en sortait forcément quelque chose.

ET : On n’a jamais fait l’économie de la contrainte : ça a toujours été un moteur. Parfois, on était satisfait de certaines scènes, et pas Jean-Pierre. Mais cela ne nous a jamais démotivés. Créer de la contrainte, c’est créer de l’exigence et l’on est forcément demandeurs, à tous les niveaux. On sera toujours moins séduits par quelqu’un qui nous dit « c’est génial » que par quelqu’un qui nous prend la tête et nous explique comment filmer d’une autre manière. L’art naît de contraintes.

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