Patricia Tourancheau : « les bons faits divers font les bons polars » 

Quais du Polar / Dans son nouveau cold case titré "Grégory, la machination familiale",  la journaliste Patricia Tourancheau retrace l’enquête du fait divers le plus énigmatique du siècle dernier. Rencontre dans les travées de Quais du Polar.

Pourquoi l’affaire Grégory ?
Patricia Tourancheau : Pour moi, c’est le fait divers le plus emblématique du XXe siècle. Celui dont on parle le plus, dont on se souvient le plus. Il recèle vraiment tous les éléments pour une bonne histoire. Déjà, cela se passe dans un petit village des Vosges, donc dans un territoire restreint. Et puis on parle tout de même d’un enfant qui a été jeté vivant et ligoté dans la Vologne !
L'histoire, ensuite, est pleine de rebondissements. Le corbeau, qui harcèle la famille depuis deux ans, va carrément revendiquer le meurtre ; la mère sera accusée à tort pendant huit ans… C’est vraiment le scénario incontournable, un scénario que l’on ne pourrait même pas inventer. Et c’est un fait qui n’est pas élucidé : son côté cold case, énigme, fait qu’aujourd'hui encore, on ne sait pas formellement qui était ce corbeau à deux têtes. On sait seulement qu’il s’agit d’un homme à la voix rauque et d’une femme, devenant de plus en plus sadique et cruel (particulièrement envers Christine et Jean-Marie Villemin), jusqu’au meurtre du petit Grégory.

Les avez-vous rencontrés ?
Je ne peux pas répondre à cette question. Mais je me suis beaucoup appuyée sur des archives, sur les enquêtes passées.

Avec autant de rebondissements et de suspects, cette enquête semble un véritable casse-tête. Combien de temps avez-vous pris pour rédiger votre livre ?
Étonnement, pas tant que ça. C’est la première fois que je rédige un livre aussi vite. J’y ai passé mes jours et mes nuits, pendant quatre mois et demi. Parce que j’avais déjà travaillé sur cette affaire, notamment pour le site Les Jours.
Je suis partie à fond dedans : j’ai commencé dès les rebondissements en juin 2017. J’avais de l’avance, j’ai lu tous les bouquins qui existaient déjà sur cette histoire, et j’avais déjà interviewé l’ex capitaine de la gendarmerie d’Épinal, Étienne Sesmat, pour Libération en 2006. J’ai pu accéder au dossier d’instruction actuel, et j’ai tout de suite fait des aller-retours entre les rebondissements et le passé. J’ai commencé par le corbeau, par le harcèlement avec ses lettres et ses appels, pour aller au fur et à mesure vers le besoin du meurtrier de revendiquer son meurtre, de le faire savoir, avant même que l’enfant soit tué ! Je trouvais ça dingue, c’est une dose de haine et de jalousie incommensurable.

Il y a aussi toute une perversité cachée derrière le meurtre de l’enfant… Était-ce difficile d’écrire sur ce fait divers ?
Il y a beaucoup d’émotions, c’est sûr. Parfois, je me disais que c’était dingue ce que le corbeau a fait subir aux parents, avant même le meurtre du petit. Ou encore ce que le juge Lambert, que je ne porte pas haut dans mon cœur, a fait subir à Christine Villemin. Je veux dire, il y avait ce petit couple heureux, ce petit garçon magnifique… Et ce bonheur là, certains ne l’ont pas supporté. Après, c’est passionnant d’écrire sur ce drame. Même si c’est complexe.

Vous dites ne pas porter le juge Lambert haut dans votre cœur… C’est surtout par rapport à l’erreur judiciaire qu’il a commis à l’encontre de Christine Villemin ?
C’était quelqu’un de très narcissique. Il était très centré sur lui-même, au point d’accrocher un portrait de lui dans son salon. Il n’a jamais fait preuve de compassion pour les parents. Quand ils l’ont vu pour la première fois, ils s’attendaient à une certaine indulgence ou un certain apitoiement alors qu’en face, il avait un homme qui se préoccupait de lui même appelant sa mère, lui annonçant que l’entretien risquait de durer plus longtemps et qu’il fallait penser à poser ses pilules sur la table. Christine Villemin disait « on vient de perdre notre enfant, et lui, s’inquiète pour ses petites pilules ». Après, il n’était pas bon professionnellement, et on ne peut pas mettre ça sur le dos de l’incompétence. Il avait tout de même cinq ans d’expérience derrière lui. Certes, il avait 200 dossiers à ce moment là, mais cette affaire, c’était la chance de sa vie. Sauf qu’il va tellement mal faire les choses, avec Bernard Laroche, qu’il n’interroge pas sur le fond, Christine Villemin ou encore Murielle Bolle, qu’il n’a absolument pas protégées. Lors de la remise en liberté de Bernard Laroche, il a même dit, à lui et ses deux avocats, « si vous avez meilleur coupable, moi je prends. » Il n’a même pas pris la peine de faire des analyses psychologiques, qui auraient pu être passionnantes étant donné que le motif du meurtre était la jalousie… Il aurait dû se pencher là-dessus.

La jalousie : ça aurait suffit comme motif pour en venir à tuer un enfant, de cette façon ?
C’est aussi une histoire de vengeance familiale, d’où le titre de mon livre. La haine, la jalousie… Tout cela paraît démesuré, mais il y a des tas de crimes passionnels en France qui se passent pour des motifs plus futiles. Là, on parle d’une haine recuite depuis des années. Le corbeau commence quand même début 1981, il est vraiment animé par une forte jalousie… Il parle du fric, en appelant Jean-Marie Villemin « le chef », il parle de la considération de ses parents, en le traitant de « chouchou », il le compare à ses deux-frères, Michel et Jacky. Il est concevable que quelqu’un tue pour se venger par haine du père de Gregory. Il y a un appel déterminant, en 1983, où le corbeau appelle Jean-Marie Villemin sur son lieu de travail. Il le provoque, en menaçant par exemple de brûler sa maison ou encore de violer sa femme… Mais Jean-Marie Villemin répond avec humour, sans se laisser abattre, ce qui énerve encore plus son harceleur. Et puis, c’est lorsque le corbeau lui dit qu’il va s’en prendre au petit Grégory que Jean-Marie Villemin craque et lui répond « tu touches au petit, tu es mort. » Ce jour-là, en avril 1983, le corbeau sait que le point faible, le trésor du chef, c’est son gamin.

Pour les lecteurs de polar, n’est-il pas plus compliqué de lire un roman inspiré de faits réels plutôt qu’une fiction ?
Sincèrement, je pense que c’est plus fort. Je trouve que ce genre de livre est plus sincère, il dépasse la fiction, ce qui n’empêche pas d’essayer de l’écrire comme un feuilleton.

Vous avez rédigé votre ouvrage sous la forme d’un feuilleton. Cette forme ne donne-t-elle pas un côté plus humain à l’affaire ? Notamment lorsque vous décrivez la découverte du corps par les parents ?
Ce sont des histoires humaines que j’aime dans les faits divers. J’essaye donc de les retranscrire avec les émotions, les gestes. Je ne fais pas le fait divers basique, cela me sert juste de trame. Par exemple, à la découverte du corps de Grégory, lorsque Christine Villemin va voir son petit et amène quatre ou cinq pulls parce qu’elle a peur qu’il ait froid, et que, même dans ses cauchemars, elle dit qu’elle sent qu’il a froid… C’est quelque chose de très fort et de très dur.

Un polar est-il forcément lié au sang et au meurtre ?
Non, je pense que les bons faits divers font les bons polars, mais il n’y a pas besoin d’avoir du sang. J’ai fait un livre sur Le Gang des Postiches, c’étaient des braqueurs des années 1980, certes, ça se termine sur une fusillade, mais pendant cinq ans ils font des braquages sans blesser personne. Il n’y a pas besoin de meurtre.

Le Gang des Postiches, l’Affaire Guy George… Tous vos livres sont inspirés de faits divers. Travailler et écrire dans ce milieu, est ce que ça ne rend pas un peu parano ?
Non, je ne pense pas, parce qu’on relativise. Par contre, je peux avouer qu’après l’affaire Guy George, étant donné que je savais que le tueur attendait que ses victimes ouvrent leur porte pour s’introduire juste derrière elles et les tuer, à ce moment c’est vrai, j’ai pris l’habitude de fermer très vite ma porte (rires).

Patricia Tourancheau, Grégory - La machination familiale (Seuil)

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