Drame / Un film de Nuri Bilge Ceylan (Tur, 3h08), avec Doğu Demirkol, Murat Cemcir, Bennu Yıldırımlar...
Fraîchement diplômé, Sinan rentre en Anatolie où son père instituteur, plutôt que de rembourser ses dettes de jeu, passe son temps à creuser un puits. Se rêvant écrivain, Sinan tente de réunir des fonds pour éditer son premier roman. Mission ardue dans la Turquie contemporaine...
Entre saga et chronique sociale, ce portrait d'une jeunesse désenchantée naturellement en rupture avec ses aînés — le père de Sinan, traînant petits mensonges, son insolvabilité chronique et poussant ses ricanements satisfaits à tout bout de champ, donne carrément le bâton pour se faire battre — Le Poirier Sauvage la montre sans perspective non plus : n'étant pas assurés d'obtenir un emploi d'enseignant, ou déprimés à l'idée d'être affectés à l'intérieur des terres, les jeunes diplômés préfèrent rejoindre les forces anti-émeutes pour casser sans remords du manifestant — voilà qui en dit long sur l'état de l'État.
Sans attaquer directement le régime d'Erdogan, Nuri Bilge Ceylan montre la délaïcisation de la Turquie et la prise en main des petites communautés villageoises par de néo-imams à la morale élastique. Mais aussi la réécriture d'un roman national(iste) reposant sur la glorification d'un passé prestigieux.
Pris dans leurs chimères (l'idéalisation d'une bergerie pour le père et d'une carrière littéraire pour le fils), anciens et nouveaux intellectuels sont imperméables à cette dialectique qui les rattrape et les submerge malgré eux. Ils sont les témoins aveugle de la mutation en cours ; des naïfs attachants dévorés par leur projet de Sisyphe, comme par leur visions fantasmatiques — à se demander s'ils ne vivent pas davantage dans leur monde mental. À l'instar du poirier sauvage, ils poussent en-dehors du village et du contrôle, puisant dans le substrat commun pour offrir des fruits neufs sans restriction.