article publi-rédactionnels
Guillaume Nicloux : « le cinéma, c'est le traitement du mensonge »
Par Vincent Raymond
Publié Jeudi 13 décembre 2018 - 4030 lectures
Photo : © DR
Les confins du monde
De Guillaume Nicloux (Fr, 1h43) avec Gaspard Ulliel, Guillaume Gouix...
Les Confins du monde / Le prolifique Guillaume Nicloux a mené Gaspard Ulliel aux tréfonds de la jungle et de l’Histoire pour ce qui pourrait être un prélude français à "Apocalypse Now". Rencontre en tête à tête avec un réalisateur qui compte.
La Guerre d’Indochine fait figure d’oubliée de l’Histoire, mais aussi du cinéma. Comment vous êtes-vous intéressé à ce conflit ?
Guillaume Nicloux : Il y a d’abord une date : le 9 mars 1945 qui m’ a été murmurée à plusieurs reprises de façon insistante par ma productrice Sylvie Pialat et Olivier Radot, mon directeur artistique. Mais ça n’a jamais résonné plus que ça. Un jour, il sont revenus à la charge en me disant de regarder ce qui s’était passé. Et j’ai vu : les Japonais — qui à l’époque occupaient l’Indochine parce qu’Hitler les avaient autorisés à prendre possession de ces territoires pour faire la guerre à la la Chine par les terres — avait décidé le même jour à la même heure d’envahir les garnisons et de tuer soldats, femmes et enfants. Ça a été un massacre terrible, une sorte de coup de force opéré par les Japonais pour convaincre De Gaulle de renoncer aux colonies. Comme il n’était absolument pas soutenu pas Roosevelt à l’époque, qui ne voulait pas que la France étende son pouvoir colonial, ça été une espèce d’anarchie, de débandade pour l’armée française.
à lire aussi : Dragueur de Minh : "Les Confins du monde"
Le temps que l’on envoie des soldats, qu’on regroupe les forces et les esprits, il y a eu une année et demi de réoganisation très anarchique où les Français ont repris des territoires, des forts, où ils se sont réinstallés. Certains, comme mon personnage de Gaspard dans le film — qui s’inspire de quelqu’un qui a existé, Van der Berg — ont décidé d’adopter une méthodologie guerrière calquée sur celle des Viet Minh, en oubliant les réflexes guerriers de la France, qui suivait des procédures au cordeau. Les Viet Minh attaquaient les queues de colonnes, ils découpaient les corps et les mettaient devant les frontons pour montrer que ça allait être la terreur et qu’ils se battaient pour quelque chose d’essentiel : la liberté et l’indépendance. C’était un postulat indiscutable.
J’ai essayé de naviguer dans cette zone de gris, où on est obligé de passer par là pour la plus noble des causes. En quittant l’Indochine, le pouvoir français a recommencé les même erreurs et a subi de la même façon un échec cuisant et mérité — ce n’est pas un jugement de valeur par rapport à ceux qui se sont engagés ; c’est parce que le colonialisme est une absurdité en soi. J’ai essayé de montrer que pour ce combat là, il faut passer par toutes sortes d’épreuves. À un moment donné, mon personnage se rend compte qu’il occupe ce pays comme les Allemands ont occupé la France et qu’ils ont les mêmes réflexes.
L’apprentissage de la guérilla par Gaspard est-il conscient ou instinctif ?
À votre avis ? Instinctif ? Partons là-dessus. Pour moi, tout l’intérêt, c’est de ne jamais obliger le spectateur à avoir une vision unilatérale des événements. C’est pour cela que mes films refusent la psychologie — une espèce de logique qui obligerait les personnages à obéir à un comportement précis. On voit bien qu’il est foudroyé par une obstination de vengeance et sa passion amoureuse, et qu’il est incapable de choisir.
D’ailleurs, il ne s’agit même pas de choix : c’est une cohabitation impossible et c’est cette espèce de destin foudroyé qui m’intéresse. C’est pour ça que c’est plus une quête existentielle en milieu hostile, dans un temps de guerre, cette guerre qui est définie par cette date, mais elle aurait pu se passer ailleurs. C’est une façon d’occuper le terrain parce que ce moment là est très peu décrit et raconté : il n’y a pas d’images, de films, très peu de témoignages. Ça m’a laissé une très grande liberté pour réinventer cette guerre, pour la fantasmer débarrassée de ses contraintes historiques.
Cette guerre a beaucoup été documentée plus tard, quand elle n’a plus été française mais américaine…
Elle est devenue une guerre américaine à partir de 1949, quand ils ont pris en charge totalement son financement. Ce sont les prémices de la Guerre froide, on commence à rentrer doucement dans quelque chose qui fait qu’on va faire des guerres par procuration, dans d’autres pays, combattre politiquement un projet…
S’il y a beaucoup d’instinct, un personnage incarne une forme de conscience : celui joué par Gérard Depardieu…
Oui : c’est enfin quelqu’un qui essaie de lui permettre de faire retomber la poussière, d’insuffler un peu d’apaisement et une forme de renoncement ; en tout cas d’abandon. D’un point de vue psychanalytique, c’est intéressant car l’abandon, c’est la vraie liberté. C’est une figure assez emblématique parce qu’elle est une sorte de prolongement du père de Valley of Love. Gaspard peut devenir ce fils disparu, ressurgi d’entre les morts, qui va l’accompagner et servir de père de substitution à l’enfant qu’il pourra avoir avec Maï, la prostituée. Donc il y a un tissage, une mise en abyme entre chaque film qui viennent, le rêve que pourrait faire ce père de Valley of Love pour accéder. Un maillage un peu souterrain qu’on n’est pas obligé d’identifier, mais qui se construit d’une façon très inconsciente.
Son attachement aux Confessions de Saint-Augustin n’est pas souterraine ; c’est un maillage entre l’acteur et le personnage…
Cette dimension pas religieuse mais mystique est là entre nous dans notre rapport intime avec Gérard, dans notre vision panthéiste des choses. Cela rejoint ma tentative de débarrasser Diderot de son image anticléricale, notamment sur La Religieuse, et d’aller vers une voie plus large qui n’est pas forcément de l’ordre du religieux mais du sacré, plus gracieux.
Entre sacré et recueillement, le silence dessine comme deux parenthèses au début (à l’instar de 2001 et There will be blood) et à la fin. Quel en est le sens ?
Le film propose immédiatement un rythme, une temporalité. On sent bien que le temps va avoir une importance. Le temps dilaté installe une proposition : lorsque le visage de Gaspard se relève et qu’il regarde le spectateur, c’est une invitation directe à entrer dans son regard, à vivre et à traverser ce moment, à faire un voyage avec lui. Donc d’installer une dynamique nettement rompue avec la façon brutale dont on rentre ensuite dans l’histoire. Ça n’a jamais été prémédité : cette séquence n’a jamais été écrite, et elle devient emblématique. Comme celle de la grotte, avec le profil de Gaspard, elle est venue spontanément : on s’est assis et j’ai laissé filer le magasin entier, pas parce que je le sentais mais parce que j’avais réfléchi à cette possibilité de le conserver au montage.
Un moment d’évidence ?
C’est ça ; c’est ce que je recherche en tournant. D’être débarrassé… En fait, j’aime la contrainte pour trouver le maximum de liberté à l’intérieur. Une fois que j’y suis, j’ai le sentiment de me sentir à l’aise et juste dans ce que je vis ; alors je laisse venir ce que je sens. C’est pour ça que le désir devient plus important que la volonté d’obtenir quelque chose. Je n’ai jamais le désir d’obtenir quelque chose, mais celui d’être surpris et d’être un peu bousculé et surtout de me débarrasser du scénario pour que cela devienne quelque chose de vivant. Mais c’est aussi paradoxal puisque le cinéma, c’est le traitement du mensonge, et qu’il faut mentir sincèrement.
C’est aussi le propre du roman…
La différence est que le cinéma vous impose une image, alors que la lecture vous permet de la fantasmer, de la fabriquer ; et que le roman vous rend libre. Après, vous pouvez remplir les blancs, c’est pour cela qu’il y a des moments volontairement très elliptiques pour permettre au spectateur d’inventer son propre cheminement — la case manquante…
Vous enchaînez les réalisations. Après Les Confins du monde, vous avez terminé une série pour Arte et Netflix, Il était une seconde fois, et vous entamez le tournage ce 5 décembre d’un nouveau film avec Depardieu et Houellebecq…
Ça fait quelques années que j’ai trouvé l’équilibre le plus juste possible en fabricant ces films et en les écrivant. Donc j’essaie de profiter de cette chance de faire des films. Ils ne se font pas facilement mais depuis une dizaine d’année grâce à Sylvie Pialat qui accepte de produire les films j’ai envie d’écrire et de réaliser, ou à des gens comme Gregory Gajos et Alexandra Henochsberg de Ad Vitam Distribution. Je me considère comme extraordinairement chanceux. Même : je n’en reviens pas qu’on ait pu monter tous ces films et qu’on continue. Que je puisse tourner le début d’un film le jour où celui-ci sort, c’est formidable, c’est un luxe incroyable !
Parfois très différents, vos films affichent dans leur éclectisme une cohérence de plus en plus marquée…
Je suis convaincu que ça forme quelque chose, que ça raconte un truc si on met tout bout à bout. Ça dit des choses, surtout à partir du moment où ils ont été écrits d’une manière plus claire. Je pense qu’ils racontent tous la même chose, d’une certaine façon. Le film de genre permet de camoufler des intrigues. Je suis sûr que si on prend Cette femme-là, on va trouver des résonances très fortes certains des derniers films. Il y a dans les caves des chemins qui rejoignent les autres pièces.
Dans L’Enlèvement de Michel Houellebecq aussi. On voit bien à partir de Holiday que ce ne sont que des films d’enfermement, sous le prisme de la comédie décalée ou ici dans une forêt, donc ça traduit bien quelque chose. Enfermés dehors… Et là je les renferme de nouveau, Depardieu et Houellebecq, dans une thalasso, du début à la fin. Et dans la série aussi, mais sur une temporalité, un rétrécissement, encore plus formel. Gaspard a le premier rôle ; c’est presque un prolongement du personnage des Confins du monde, démultiplié dans quelque chose de contemporain. C’est comme s’il cherchait maintenant à retrouver Maï qui l’a laissé tomber…
pour aller plus loin
vous serez sans doute intéressé par...
Mercredi 11 mai 2022 Alors que son film posthume Plus que jamais réalisé par Emily Atef sera présenté dans la section Un certain regard du 75e festival de Cannes, l’Aquarium (...)
Mardi 1 mars 2022 Parmi les premiers longs-métrages présentés lors du dernier festival de Sarlat figure celui de Constance Meyer, Robuste, qui met face à face un Depardieu presque autobiographique face à une Déborah Lukumuena peu impressionnée. Deux acteurs colossaux...
Mardi 25 mai 2021 Adapté du roman de Laurent Mauvignier, Des hommes rend justice à toutes ces victimes de la Guerre d’Algérie payant les intérêts de décisions “supérieures“ prises au nom des États. Et s’inscrit avec cohérence dans la filmographie du (toujours...
Jeudi 23 mai 2019 Le troisième long-métrage de Justine Triet, "Sybil", sera le dernier à être présenté aux jurés du 72e festival de Cannes. Avant les marches et donc le palmarès, la scénariste-réalisatrice évoque la construction de ce film complexe et...
Mardi 21 mai 2019 Une psy trouve dans la vie d’une patiente des échos à un passé douloureux, s’en nourrit avec avidité pour écrire un roman en franchissant les uns après les autres tous les interdits. Et si, plutôt que le Jarmusch, Sibyl était LE film de vampires en...
Mardi 4 décembre 2018 de Guillaume Nicloux (Fr, 1h43) avec Gaspard Ulliel, Guillaume Gouix, Gérard Depardieu…
Mardi 27 novembre 2018 Après sa parenthèse e-cinéma pour The End, Guillaume Nicloux revient dans les salles avec à nouveau Gérard Depardieu, mais surtout Gaspard Ulliel dans le rôle (...)
Vendredi 1 juin 2018 C’est sur les terres de sa jeunesse avignonnaise, lors des Rencontres du Sud, que le réalisateur et cinéaste Daniel Auteuil est venu évoquer son nouvel opus, Amoureux de ma femme. Le temps d’une rêve-party…
Mardi 24 avril 2018 de et avec Daniel Auteuil (Fr, 1h24) avec également Gérard Depardieu, Sandrine Kiberlain, Adriana Ugarte…
Mardi 20 mars 2018 L’épisodique F.J. Ossang est de retour avec un nouvel objet manufacturé aux saveurs intemporelles, empruntant sa cosmogonie au polar comme au fantastique, et sa linéarité à la courbe d’une spirale. Meilleure réalisation à Locarno, forcément.
Mardi 6 mars 2018 Déjà porté à l’écran par Joseph Losey en 1962 avec Jeanne Moreau, le thriller psychologique Eva est à présent adapté par Benoît Jacquot avec Isabelle Huppert dans le rôle-titre. Entretien avec le réalisateur.
Mardi 30 janvier 2018 de Antony Cordier (Fr, 1h43) avec Marina Foïs, Félix Moati, Guillaume Gouix…
Mardi 27 septembre 2016 de Stéphanie Di Giusto (E-U, 1h48) avec Soko, Gaspard Ulliel, Mélanie Thierry…
Mardi 20 septembre 2016 Ce film marque-t-il, selon vous, un moment crucial dans votre carrière ?
Xavier Dolan : Oui. Ce n’est pas un “entre-film” ; je ne l’ai pas fait envers (...)
Mardi 20 septembre 2016 Ébauche de renouveau pour Xavier Dolan qui adapte ici une pièce de Lagarce, où un homme vient annoncer son trépas prochain à sa famille dysfonctionnelle qu’il a fuie depuis une décennie. Du maniérisme en sourdine et une découverte : Marion...
Dimanche 18 septembre 2016 Acteur discret et intérieur, Gaspard Ulliel incarne Louis, le pivot de Juste la fin du monde. Xavier Dolan et lui reviennent sur la genèse de ce film, ainsi que leur rapport à l’écriture de l’auteur, Jean-Luc Lagarce…
Mardi 5 avril 2016 Dans la foulée de Valley of Death (en compétition à Cannes l’an passé), Guillaume Nicloux a de nouveau dirigé Gérard Depardieu pour The End, présenté à la dernière (...)
Mercredi 2 mars 2016 Le millésime 2016 des plus illustres cinéastes grolandais est arrivé, et il n’a rien d’une pochade : derrière son nez rouge de clown, Saint Amour dissimule une histoire d’amour(s) tout en sobriété.
Mardi 16 juin 2015 De Guillaume Nicloux (Fr, 1h32) avec Gérard Depardieu, Isabelle Huppert…
Mardi 26 mai 2015 "Valley of Love" de Guillaume Nicloux. "Chronic" de Michel Franco. "Macbeth" de Justin Kurzel. "Notre petite sœur" d’Hirokazu Kore-eda. "Marguerite et Julien" de Valérie Donzelli. Le Palmarès du festival.
Mercredi 13 mars 2013 De Guillaume Nicloux (Fr, 1h54) avec Pauline Étienne, Louise Bourgoin, Isabelle Huppert…
Vendredi 1 février 2013 De Brigitte Roüan (Fr, 1h32) avec Nicole Garcia, Éric Caravaca, Gaspard Ulliel, Emmanuelle Riva…
Jeudi 20 décembre 2012 De Jean-Pierre Améris (Fr, 1h33) avec Gérard Depardieu, Marc-André Grondin, Christa Theret…
Jeudi 11 octobre 2012 Passant après le calamiteux épisode Langmann, Laurent Tirard redonne un peu de lustre à une franchise inégale en misant sur un scénario solide et un casting soigné. Mais la direction artistique (affreuse) et la mise en scène (bancale) prouvent que...
Jeudi 6 octobre 2011 Portrait d’une enfant déchue de Jerry Schatzberg. Dites-lui que je l’aime de Claude Miller.
Vendredi 30 septembre 2011 Entretien / Jean-Paul Rappeneau, cinéaste rare, précieux et exigeant, présentera au troisième festival Lumière la copie restaurée du Sauvage et, pour la séance de clôture, celle de Cyrano de Bergerac, en hommage à Gérard Depardieu, Prix Lumière...
Vendredi 30 septembre 2011 Événement / À partir de vendredi, il n’y en aura plus que pour lui. Les trois derniers jours du festival Lumière vont voir Gérard Depardieu écraser de sa (...)
Jeudi 24 mars 2011 De Bruno Chiche (Fr, 1h33) avec Gérard Depardieu, Alexandra Maria Lara, Niels Arestrup…
Vendredi 4 mars 2011 De Teddy Lussi-Modeste (Fr, 1h30) avec Guillaume Gouix, Hafsia Herzi…
Samedi 4 décembre 2010 De Guillaume Nicloux (Fr, 1h30) avec Jean-Pierre Darroussin, Judith Godrèche…