Littérature / Roman noir de la désindustrialisation, portrait d'une jeunesse piégée dans la France périphérique et chronique des années 90 aux troublantes résonances contemporaines, "Leurs enfants après eux" (Actes Sud) de Nicolas Mathieu a remporté en outsider le Prix Goncourt 2018. Son auteur est l'invité d'ouverture de la Fête du Livre de Bron, pour une lecture musicale en compagnie du musicien Florent Marchet. Entretien avec un auteur de classe. À tous les sens du terme.
Leurs enfants après eux semble emblématique d'une génération d'auteurs qui a pris en charge – comme l'avait fait Aurélie Filipetti avec Les Derniers jours de la classe ouvrière en 2003 – le récit de la désindustrialisation et de ses conséquences. Cette génération, la vôtre, se sent-elle une responsabilité parce qu'elle s'est construite dans ce contexte ?
Nicolas Mathieu : Je ne sais pas si ce sont les fils des derniers ouvriers qui on produit ces textes, en tout cas, il y a des auteurs qui ont grandi dans ces régions dites périphériques, qui arrivent aujourd'hui à maturité et les racontent. L'un des traits communs à ces régions, à une partie d'entre-elles, c'est d'avoir habité la crise. Ces livres parlent davantage de géographie que de désindustrialisation : la France pavillonnaire, le bord des campagnes. Mais j'ai dû mal à détourer des grandes tendances, je me demande toujours si c'est mon œil qui sélectionne et crée des vagues, des écoles, ou si c'est un phénomène qui se produit vraiment.
Dans l'exergue, tirée du Siracide, qui ouvre votre roman et lui donne son titre – « Il en est dont il n'y a plus de souvenir, / Ils ont péri comme s'ils n'avaient jamais existé ; / Ils sont devenus comme s'ils n'étaient jamais nés, / Et, de même, leurs enfants après eux » – on peut voir votre roman comme une manière pour cette génération de reprendre en mains les rênes après le sacrifice de la précédente et sa plongée dans l'oubli, de conjurer une malédiction...
Ce titre a plusieurs fonctions, la première étant sans doute de dire que le fonctionnement anthropologique à l'œuvre dans le monde social est celui de la reproduction et d'une certaine staticité des places. Dans ce jeu-là, quand on naît d'un milieu de petites gens, on a toutes les chances de le rester. C'est sur cette fixité que j'ai surtout porté mon attention. La désindustrialisation m'intéresse parce que c'est une présence fantomatique qui a pesé sur la Lorraine où j'ai grandi.
Cette histoire s'inscrit dans le temps mais c'est aussi une géographie, celle d'une vallée dont vous décrivez toutes les strates. Mais aussi une géographie du déplacement, de la distance : « chaque désir nécessitait du carburant. À force on en venait à penser comme une carte routière », écrivez-vous.
Au départ, j'avais effectivement le projet de faire le portrait d'une vallée, d'une époque et de quelques adolescences. Cette vallée était forcément variée, disparate, composite. Mais je n'avais pas alors en tête un schéma sociologique que je déclinerais en personnages. C'est chemin faisant, chaque personnage menant sa vie, que des mondes sociaux se sont déployés. Anthony est là dès le départ, représentant de la petite France pavillonnaire des perdants de la mondialisation.
S'ajoute la France de Hacine, qui est celle des fils d'immigrés, des ZUP, enfin, celle des petits-bourgeois, résidentielle, qui est celle de Steph. Ça s'est étoffé au fil de l'écriture. Mais pour faire agir ces personnages, et c'est aussi comme ça que s'est passé ma vie quand j'étais môme, il fallait que ça circule. Entre les milieux, entre les lieux, ça ne cesse de se déplacer. Pour atteindre Steph, la première chose que doit faire Anthony c'est de voler une moto parce qu'il y a une distance entre lui et elle, sociale évidemment et, par là, immédiatement géographique.
Je me souviens avoir tanné mes parents pour avoir un scooter, parce que je savais que la liberté et les plaisirs qui m'étaient promis passaient forcément par un véhicule. Il n'y a rien qui puisse se faire dans ce milieu sans véhicule. C'est là où le roman n'est pas seulement une histoire qu'on raconte mais un outil d'exhumation de ce qu'on connaît. Je sais ces choses-là, mais pour qu'elles deviennent sensibles, appréhendables, eh bien il m'a fallu les écrire.
Pour cette jeunesse, l'ennui semble être un moteur paradoxal essentiel qui marque la belle ambivalence de votre livre : son côté solaire et empreint de la rage de vivre de ses personnages pourtant confits d'ennui et dont l'horizon semble bouché.
Il me semble que c'est non seulement lié à la géographie mais aussi à cet état très singulier qu'est l'adolescence. Dans les toutes premières pages, Anthony dit : « le temps ne passait pas et pourtant les vacances étaient déjà presque finies ». Mes personnages sont tout le temps pris dans cette ambivalence : ils s'emmerdent et en même temps tout va vite ; tout est lourd et ils regorgent d'énergie ; il n'y a rien à faire et pourtant ils n'arrêtent pas de faire des choses. C'est aussi l'état du malaise adolescent qui produit ces contradictions-là : le fait d'être très contenu, par les parents, par les règles, par la géographie, par l'école et d'être pourtant constamment au bord de l'explosion.
L'Histoire s'est comme suspendue
Votre roman raconte des vies qui commencent dans un monde qui finit, ou en tout cas se transforme, au cœur des années 90. Au-delà du fait qu'il s'agit de la décennie de votre adolescence, l'avez-vous choisie parce qu'elle marque en même temps que la transformation de vos personnages adolescents, la mutation d'une vallée, d'une économie, d'un monde ?
Si j'ai choisi de traiter cette période c'est d'abord par commodité. En travaillant, j'ai fait remonter à la surface tout ce qu'avaient été ces années. Une décennie pivot, de latence, de vide aussi. Dans les années 80, les films qui passaient à la télé mettaient en scène la lutte contre le communisme, comme Rocky IV. Dix ans plus tard, ce serait les terroristes. Entre les deux, il y a eu ce moment où l'Histoire s'est comme suspendue. Sauf que pendant ce temps-là, le marché était à l'œuvre (rires). C'est alors la fin du collectif, l'apparition des petits boulots, du service, des travailleurs transfrontaliers. Dans cette période en apparence figée se mettent en ordre des fonctionnements qui prédominent aujourd'hui.
Dans ces années 90, il y a aussi l'affirmation d'une contre-culture qui s'inscrit en réaction à ce que vous venez de décrire : celle du grunge, des slackers immortalisés au cinéma par Richard Linklater, du Génération X de Douglas Coupland, bref la manifestation d'une jeunesse désœuvrée. Vous dites avoir vu naître les années 90 avec la première vision du clip de Smells like teen spirit de Nirvana, qui donne son titre au premier chapitre de Leurs enfants après eux...
Bien sûr. Il y a un autre film qu'on pourrait également citer pour illustrer cela : Un Monde sans pitié d'Éric Rochant dans lequel Hippolyte Girardot dit : « si au moins on pouvait croire en quelque chose, quelque part. Mais qu'est-ce qu'ils nous ont laissé ? Des lendemains qui chantent ? Le grand marché européen ? On a plus qu'à être amoureux comme des cons ! » (rires). On se rendait bien compte que l'Histoire était finie, que le capitalisme avait le champ libre et qu'il serait sans pitié. Bon, mes personnages ne sont certes pas politisés de cette manière. Eux sont des gamins qui veulent leur part du gâteau et qui ont du vague à l'âme parce qu'il n'y a plus grand-chose à faire. Il n'y a plus de grand destin, de grand soir, d'espoir majuscule pour cette génération. Alors chacun essaie de s'en sortir à sa petite mesure.
Cette France des années 90 résonne très fort avec celle d'aujourd'hui, dans son absence de perspective, au point qu'on a l'impression d'être là aux origines de cette France périphérique qui se manifeste à travers le mouvement des gilets jaunes...
Je n'avais évidemment rien prévu de tout ça. Mais il y a une chose que je ressentais depuis mon enfance et que j'ai retranscrite dans le livre : ce sont les dalles de colère sur lesquelles se bâtissaient ces familles et ce sentiment que ça ne pourrait pas rester toujours statique. La France périphérique est une poudrière. Cela renvoie à la phrase de Bernanos : « le monde moderne a le feu dans ses soutes et va probablement sauter ». Ce sentiment de tension, de violence sous-jacente, de sentiment que demain ne peut pas être mieux qu'aujourd'hui, je l'avais éprouvé depuis très longtemps. Je ne peux que me réjouir qu'aujourd'hui ces gens qui se sentaient hors du jeu reviennent au centre de l'attention, se repolitisent, décident d'opposer au rouleau compresseur de l'ordre des choses, une espèce de butée.
Ceci étant dit, je ne pense pas que cette secousse politique puisse aboutir à un mouvement politiquement original. Je pense que des offres politiques vont venir pour la satisfaire et essayer de fructifier dessus mais je crains que les offres qui emporteront le morceau ne soient pas celles que j'aime le plus. Je rêverais qu'une offre de gauche décente prenne cela à son compte mais ça m'a l'air mal barré (rires).
Vous avez parfois évoqué, au sujet de rencontres dans le cadre du Goncourt des Lycéens, la manière dont le roman a pu être mal reçu par de jeunes lecteurs le trouvant trop désespérant ou désespéré. Comme s'ils ne voulaient pas voir la réalité, comme si la voir les empêchaient d'espérer. On pourrait y voir un parallèle avec le mouvement des gilets jaunes dont la colère et le tableau désespéré de leurs vies semble ne pas vouloir être vu et entendu par beaucoup, comme s'il s'agissait de ne pas noircir le tableau... Comme si les gens, y compris certains de ceux qui sont victimes de ce système, intégraient la cécité du pouvoir quant à leur situation.
Je vois le parallèle que vous faites mais ce n'est pas, à mon avis, ce qui se joue dans la sourde oreille qu'il peut y avoir dans toute une partie du monde social par rapport à tout cela. Pour moi c'est très simple : on a là un mouvement de rapport de classes. On voit bien que ceux qui sont "pour" ne sont pas les mêmes que ceux qui sont "contre". Même physiquement, ça se voit, c'est drôle que l'on n'en parle pas davantage. Ceux qui sont défavorables aux gilets jaunes, plutôt que de se poser la question de fond, qui est celle de leur propre place – est-ce que ma place est plus favorisée ? Est-ce qu'on doit ralentir le mouvement pour que ceux qui ne suivent pas puisse rattraper ? – se contentent de produire de la morale et disent : « vous êtes sales, méchants, idiots, antisémites ». Ce qui permet d'émietter totalement la structure de fond du mouvement qui est fondamentalement une question d'opposition entre deux classes. Par là, je ne donne évidemment pas un blanc-seing aux gilets jaunes et à des choses qui sont faites en leur nom ou à leur marge et qui me semblent tout à fait ignobles et inquiétantes.
Je l'ai toujours conçu comme un roman noir
« Le roman noir c'est le roman de la crise » disait Jean-Patrick Manchette, un auteur qui vous a beaucoup décomplexé en tant qu'écrivain. Aux animaux la guerre, votre premier livre, par ailleurs adaptée en série pour la télévision, était un pur roman noir. On retrouve un peu cet aspect-là dans la dimension sociale de Leurs enfants après eux, mêlée à une sorte de "naturalisme prolétarien" tel qu'on pouvait le trouver chez Steinbeck, par exemple. Diriez-vous que ces deux figures surplombent, même inconsciemment, ce livre ? Et au fond, Leurs enfants après eux, est-il un roman noir que le fil de l'écriture aurait quelque peu contrarié ?
Sur la deuxième question, oui, mille fois oui. Je l'ai toujours conçu comme un roman noir. Et c'est ma fixation sur le réalisme, sur la restitution des vies qui a fait basculer le livre vers la chronique. Ce qui pouvait rester d'intrigue criminelle est toujours là et le roman aurait pu paraître dans une collection noire, mais c'est devenu ténu par rapport à d'autres aspects développés dans le livre. Je me suis moins attaché au respect de certains codes, en ai trahi d'autres. Je suis entré dans la tête des personnages, ai fait des digressions sociologiques. J'ai enfreint les règles et c'est devenu, sans que j'en sois très conscient, de moins en moins un roman noir. Sur les figures tutélaires, celles que vous citez sont bien présentes, mais sans doute moins que Pérec, Annie Ernaux, Céline ou Flaubert. Le trait commun étant celui de la quête d'un certain rapport au réel. Face à cette question, un cinéaste comme Pialat a également été fondateur pour moi.
Comment avez-vous trouvé et travaillé le style qui vous semblait correspondre au développement d'une telle histoire ? Et pourquoi avoir choisi de donner à ce roman cette forme elliptique, s'étendant sur quatre étés séparés chacun de deux années ?
Sur la question du style, je cherche avant tout la note juste. À rendre avec précision des sensations, des affects qui soient le plus fidèles possibles à ceux que j'éprouve face à mon sujet. Ça produit une langue assez rythmique, transparente, à laquelle tout le monde a immédiatement accès et qui produit une espèce de grand écart entre une langue assez savante, articulée, parfois proche des sciences-sociales et une autre beaucoup plus populaire. Cela rend compte aussi de l'entre-deux dans lequel je me trouve à titre personnel. Je viens d'un milieu social modeste et en même temps j'ai eu accès à des études et un autre langage.
Ce style correspond à la fois à mon ambition esthétique et à ma place dans le monde social. Le caractère elliptique de la construction, lui, était là dès le départ. Parce qu'un des grands sujets du livre est le temps qui passe. Pour le rendre sensible, je voulais de grandes ellipses pendant lesquelles on ne saurait pas ce qui s'est passé, pour retrouver les personnages avec des marques supplémentaires. J'essaie aussi par là de me servir de l'écriture non pas seulement pour dire des choses mais pour en détourer d'autres. Laisser des vides dans lesquelles va pouvoir s'investir l'imagination du lecteur, une espèce de hors-champs du récit qui fait que celui-ci ressemble au monde : tout n'y est pas donné, appréhendable immédiatement, il en reste des choses inconnaissables et c'est aussi ce que je cherche en littérature.
Vous venez d'évoquer le fait d'être un transfuge de classe. Que vous inspire cette place particulière dont vous parlez souvent ? Peut-on parler, sans exagérer, de sentiment de trahison ?
Oui, c'est tout à fait ça (il rit). À la fois un sentiment de trahison et de dette à l'égard de mon milieu d'origine et aussi de honte. Et même de honte d'avoir eu honte, ce qu'Annie Ernaux a elle-même beaucoup évoqué. En même temps, cette classe à laquelle je n'appartiens plus vraiment c'est mon peuple et mon sang. Aujourd'hui, je suis un bourgeois inachevé. Je fréquente beaucoup de gens qui sont des bourgeois et quand je les entends parler des gilets jaunes, ça me met hors de moi (il éclate de rire). Parce que ces gens dont ils parlent avec mépris – qui n'ont pas bien compris, qui penseraient mal parce qu'ils ne seraient pas assez structurés, intelligents –, ils ne les comprennent pas. Moi, c'est le monde d'où je viens. Il y a vingt ans, mon père aurait pu être un gilet jaune.
Une responsabilité morale par rapport à là d'où je viens
Ce pas vers la bourgeoisie, quand on vient d'où vous venez, il est impossible à faire complètement ?
Oui, je le pense. Et vraiment, je serais une ordure de le faire définitivement. Parce que je me sens une responsabilité morale par rapport à là d'où je viens.
Par rapport à cette question, comment le transfuge de classe que vous êtes a vécu l'attribution du Prix Goncourt et ce que cela recouvre : à savoir une entrée on ne peut plus fracassante et définitive dans l'institution ?
C'est très compliqué de trouver là une position qui soit confortable. Mais ça m'a quand même permis de régler un certain nombre de complexes sociaux et culturels. Là, d'un coup, je me retrouve comme dans ces jeux de rôles en ligne où une super arme vous permet de contrer tous les sorts qu'on vous jette (rires). Avec le Goncourt, j'ai une espèce de potion magique de légitimité qui me met à l'abri. Mais je n'arrête pas de me poser des questions, sur mon embourgeoisement possible par exemple.
Quant à la suite de votre œuvre, la manière dont vous allez aborder l'écriture et la réalité dans l'après Goncourt ?
Absolument, j'ai peur d'être moins en prise avec le réel, de me sentir obligé d'écrire avec des gants blancs, d'un style qui découlerait de cette légitimité soudaine. Est-ce qu'après cela, la position d'outsider est toujours tenable ? Et il y a la question qui se pose à tous les auteurs qui sont passés par là : celle d'être attendu au tournant. C'est une question flippante même si c'est sans doute la moins grave de toutes (rires).
J'étais passablement terrorisé à l'idée de monter sur scène
Comment s'est faite la rencontre avec Florent Marchet avec qui vous allez partager une lecture musicale en ouverture de la Fête du Livre de Bron ? Comment avez-vous découvert la proximité et la compatibilité de vos univers et préoccupations ?
Tout est la faute d'Arnaud Cathrine (rires) ! Arnaud est écrivain mais il est aussi programmateur à la Maison de la Poésie pour lequel ce projet a d'abord été pensé. Il avait lu et aimé très tôt Leurs enfants après eux et m'a rapidement appelé pour me proposer une lecture. J'ai dit oui mais comme je n'étais jamais monté sur une scène de toute ma vie, j'ignorais tout de cet exercice et étais passablement terrorisé. C'est l'idée de me trouver une sorte de chaperon qui lui a fait chercher une solution à deux.
Connaissant très bien Florent Marchet, il a tout de suite vu les coïncidences entre nos univers. Je crois aussi que Florent avait déjà lu le roman et quelque chose s'est goupillé très vite. Je ne connaissais pas l'œuvre de Florent et quand je l'ai écouté, les correspondances m'ont paru évidentes sur notre manière d'évoquer la langueur des villes de province, les amours adolescentes... Mais aussi de rendre les grands sentiments de manière très prosaïque. Nous avons en commun d'être attentifs aux détails sensibles. Une fois qu'on s'est mis d'accord, j'ai fait une sélection de textes sur les premiers émois de l'adolescence plutôt que sur la suite du roman. Florent de son côté a proposé des accompagnements pour la lecture et choisi un certain nombre de ses titres dont il pensait qu'ils pouvaient s'accorder avec mon texte. On a cherché comme ça des effets de miroir, qui ont fonctionné dès la première répétition. Je dois aussi saluer Florent d'être très protecteur à mon égard sur ce projet.
Nicolas Mathieu, Leurs enfants après eux (Actes Sud)
Lecture musicale avec Florent Marchet
À Pôle en Scènes (Bron) le mercredi 6 mars