Littérature / En amont de son passage aux Nuits de Fourvière, le chanteur et romancier Bertrand Belin se fend d'une halte à Musicalame. L'occasion d'évoquer son troisième roman, "Grands Carnivores", qui au fil d'une écriture virtuose déchiquète les mécanismes de la peur comme carburant d'une société sauvage.
« Puisqu'ils ne sont ni visibles, ni nulle part, hélas, il faut donc qu'ils soient partout ». « Ils » ce sont les fauves, échappés d'un cirque, la faute à un employé qui a laissé ouverte des cages qu'il a pourtant refermées (sic) – on ne saura jamais le fin mot de l'histoire –, des fauves, lions, tigres, on ne sait, en liberté dans une ville indéterminée d'un Empire dont on ne nous dit que le déclin certain et le froid qui cingle comme une « gifle orientale ».
Mais c'est aussi la peur qui s'installe alors en ville, se répandant comme un virus, plus sûrement une rumeur, nappée d'irrationnel et de fantasmes mal placés (« le faux vrai se devait d'avoir l'air encore plus vrai que du vrai vrai »).
« Ils » ce pourrait être n'importe quoi, n'importe qui, et donc, par association, l'autre, celui qu'on exècre parce qu'il est une menace, ou qui est une menace parce qu'on l'exècre. À l'image de cette figure témoin qu'est le « récemment promu nouveau directeur des entreprises de ressorts et boulons », un arriviste confit dans le rance de ses valeurs, et de son antithèse de frère honni et jalousé, artiste-peintre coupable d'empiler les « croûtes » comme pour hâter la décadence.
Ordre et sauvagerie
À travers ce conte dénué de repères temporels et géographiques, Bertrand Belin dresse, dans son style inimitable, hilarant et atrabilaire, et – au sens propre – vertigineux, une parabole en creux et en relief de notre époque, d'une société au bord de la falaise où les prédateurs trônent davantage à la tête des usines que dans le ventre des cirques, où la peur est un commerce lucratif et l'aliénation une routine.
Car cet Empire, c'est évidemment le capitalisme, tel qu'il se joue depuis des lustres avec toujours plus de violence, de cynisme, de sauvagerie ultra-libérale qui déglingue tout que contre-balance une obsession toujours plus appuyée pour l'ordre.
« La peur, qui a gorgé les consciences, doucement colonisé les derniers diverticules, ultimes poches de mesure et de dignité réservées au sursaut d'une âme accablée, la peur, à disposition dans toute la ville et dans tout le pays (...), la peur gouverne. Elle gouverne hélas avec d'illustres et séculaires compétences. Et si le bien de tous vaut indiscutablement sous son gouvernement le sacrifice de quelques-uns, il faut retenir que le bien de quelques-uns a toujours en définitive nécessité sous son règne le sacrifice de tous. (...) Il n'y aura rien à faire tenir entre le bien et le mal que le mal lui-même. Les plus faibles et les moins courageux rejoindront mécaniquement leur protecteur sous la légitimité duquel ils mettront en application les solutions venues d'en haut en s'en lavant les mains. », écrit Belin. Se faisant, comme dans ses chansons à clés, contempteur ironique et crypté d'une actualité sans cesse remâchée par l'Histoire.
Bertrand Belin, Grands Carnivores (P.O.L.)
À Musicalame le jeudi 2 mai