article publi-rédactionnels
Autoportrait de l'homme en vieil artiste : "Douleur et Gloire" de Pedro Almodóvar
Par Vincent Raymond
Publié Mardi 14 mai 2019
Photo : © El Deseo / Manolo Pavón
Douleur et gloire
De Pedro Almodóvar (2019, Esp, 1h52) avec Antonio Banderas, Asier Etxeandia...
Almodóvar / Un cinéaste d’âge mûr revisite son passé pour mieux se réconcilier avec les fantômes de sa mémoire et retrouver l’inspiration. Entre Les Fraises sauvages, Stardust Memories, Journal Intime et Providence, Almodóvar compose une élégie en forme de bilan personnel non définitif illustrant l’inéluctable dynamique du processus créatif. En compétition à Cannes 2019.
Le temps des hommages est venu pour Salvador Mallo, cinéaste vieillissant que son corps fait souffrir. Son âme ne l’épargnant pas non plus, il renoue avec son passé, se rabiboche avec d’anciens partenaires de scène ou de lit, explore sa mémoire, à la racine de ses inspirations…
à lire aussi : "La Voix Humaine - The Human Voice" de Pedro Almodóvar : quitte mains libres
Identifiable à son auteur dès la première image, reconnaissable à la vivacité de ses tons chromatiques, mélodiques ou narratifs, le cinéma d’Almodóvar semble consubstantiel de sa personne : une extension bariolée de lui-même projetée sur écran, nourrie de ses doubles, parasitant sa cité madrilène autant que ses souvenirs intimes… sans pour autant revendiquer l’autobiographie pure. À la différence de Woody Allen (avec lequel il partage l’ancrage urbain et le goût de l’auto-réflexivité) le démiurge hispanique est physiquement absent de ses propres films depuis plus de trente ans. Almodóvar parvient cependant à les “habiter” au-delà de la pellicule, grignotant l’espace épi-filmique en imposant son visage-marque sur la majorité de l’environnement iconographique — il figure ainsi sur nombre de photos de tournages, rivalisant en notoriété avec les vedettes qu’il dirige. Pour Douleur et Gloire, l’auto-starification du réalisateur atteint le niveau supérieur (hitchcockien) : sa silhouette se devine en effet dans l’ombre portée de son interprète Antonio Banderas sur l’affiche.
Je-somme
À cette affiche valant clef de lecture explicite — “l’acteur représente l’auteur“ — s’ajoutent les cartons du générique d’ouverture, reproduisant ces papiers de garde marbrés peignés ou à motif d’agathe des ouvrages anciens. Et la voix off leur succédant ne laisse aucun doute : derrière le filtre transparent du personnage de Salvador, Almodóvar lui-même s’apprête à se raconter, à livre ouvert. Rien d’étonnant alors que les fragments du passé qu’il convoque rappellent des séquences déjà vues dans ses films précédents : chœur de femmes vaquant en plein air (Volver), enfant entrant dans une pension religieuse (La Mauvaise éducation), cinéaste handicapé (Étreintes brisées), artiste en crise (La Fleur de mon secret), deuil impossible (Tout sur ma mère, Parle avec elle…), etc.
Mais ces nouvelles variations, très allusives, rejouent en mode mineur des partitions exécutées jadis avec exubérance, comme si Mallo-Almodóvar cherchait à se rassembler dans l’apaisement quand les sens ne veulent (peuvent ?) plus exulter. Quitte à écorner sa statue en se montrant choir dans une héroïnomanie pathétique. En s’avouant fragilisé (le premier plan sur Salvador détaille l’interminable cicatrice lui balafrant le dos) ou en dévoilant l’ampleur de sa mélancolie solitaire : bien qu’adulé par son public, ce dépressif se rencogne dans le repaire muséal lui servant d’appartement, étouffé par les œuvres d’art qui le tapissent, les étranglements chroniques d’un corps malade et les souvenirs de son esprit intranquille. Resurgissant sous l’effet des drogues et des douleurs, ceux-ci finiront inévitablement par alimenter cette œuvre dont ils sont l’éternelle matière première — la mère de Salvador lui fait d’ailleurs le reproche de vampiriser leurs conversations pour en tirer une « autofiction qu’[elle] n’aime pas ».
Cet obscur désir de l’objet (artistique)
De la mémoire encombrante et de l’ivresse comme catalyseurs de la création… Révélant la contiguïté nécessaire entre la vie et l’œuvre, Almodóvar s’inscrit avec Douleur et Gloire dans la continuité de Providence (1976) d’Alain Resnais — en moins crépusculaire tout de même. Mais cette œuvre à bâtir n’est point une fête ; en cela, le Castillan transpose à sa manière les vers d’Aragon dans Il n’y a pas d’amour heureux : « ce qu’il faut de malheur pour la moindre chanson (…) / Ce qu’il faut de sanglots pour un air de guitare ». Mais l’on pourra objecter sur un mode plus ludique que son œuvre (et donc ce film) répondent tout aussi exactement aux rimes de Voulzy dans Désir Désir : « mon premier c'est désir / Mon deuxième du plaisir / Mon troisième c'est souffrir (…) / Et mon tout fait des souvenirs ». Il y a dans cette rengaine acidulée usant des codes pop la volonté d’en concentrer la substance et l’essence, comme chez Almodóvar le fameux désir — nom de sa maison de production — d’opérer une synthèse cathartique.
Outre Douleur et Gloire, au moins deux autres films de la compétition (Once Upon a Time in Hollywood et Sibyl) prennent le cinéma comme toile de fond en pointant son anthropophagie vorace entretenue par la complicité des artistes. Concernés au premier chef, les membres du jury seront-ils sensibles à ce reflet amer car lucide de leur existence glorieuse et cependant percluse de douleurs ? Réponse le 25 mai.
Douleur et Gloire
Un film de Pedro Almodóvar (Esp, 1h52) avec Antonio Banderas, Asier Etxeandia, Penélope Cruz…
pour aller plus loin
vous serez sans doute intéressé par...
Vendredi 12 mars 2021 Présenté hors compétition à la dernière Mostra de Venise et en première française en clôture du Festival Lumière 2020, le nouveau Almodóvar tient à la fois du renouvellement et de la synthèse en un court-métrage. Exclusivement en DVD ou VOD à partir...
Dimanche 7 juin 2020 Focus sur deux sorties ayant beaucoup en commun, même si l'une ira en salles et l'autre s'en passera : Canción sin nombre et Nuestras Madres, Caméra d’Or à Cannes l'an dernier.
Vendredi 29 mai 2020 Un jeune couple pris au piège dans une maison-témoin diabolique doit élever jusqu’à l’âge adulte un bébé tyrannique comme tombé du ciel. Une fable de circonstances, entre "Le Prisonnier", "La Malédiction" et le mythe de Sisyphe. En VOD.
Mardi 4 février 2020 Avenant mais peu loquace, Robert Downey Jr. est venu brièvement à la rencontre de la presse pour présenter son nouveau personnage, le Dr Dolittle.
Mardi 4 février 2020 Reclus en son domaine depuis la disparition de son épouse bien-aimée, le Dr Dolitlle (qui a le pouvoir de parler aux animaux) est appelé au chevet de la Reine d’Angleterre, gravement malade. Découvrant qu’elle a été empoisonnée, il part en quête...
Mardi 17 décembre 2019 Une guerre des gangs de voleurs de motos laisse Zhou Zenong blessé et en cavale dans la région du Lac aux oies sauvages, traqué par les hommes du capitaine Liu. Alors qu’il s’attend à retrouver son épouse Yang Shujun, c’est une mystérieuse...
Mardi 10 décembre 2019 L’inéluctable destin d’un paysan autrichien objecteur de conscience pendant la Seconde Guerre mondiale, résistant passif au nazisme. Ode à la terre, à l’amour, à l’élévation spirituelle, ce biopic conjugue l’idéalisme éthéré avec la sensualité de la...
Mardi 19 novembre 2019 Il y a quelques années, Ladj Ly tournait Les Misérables, court-métrage matriciel dont l’accueil a permis (dans la douleur) la réalisation de son premier long en solo. Primé à Cannes, il est à présent en lice pour représenter la France dans la course...
Mardi 12 novembre 2019 Et si le bonheur de l’Humanité se cultivait en laboratoire ? Jessica Hausner planche sur la question dans une fable qui, à l’instar de la langue d’Ésope, tient du pire et du meilleur. En témoigne son interloquant Prix d’interprétation féminine à...
Mardi 5 novembre 2019 Seul contre tous (ou presque), le patron de Xilam a voulu et porté ce projet atypique, s’inscrivant dans le sillage des grands producteurs indépendants voyant au-delà du tiroir-caisse, l'œuvre en devenir dans le projet cinématographique. Un exemple...
Mardi 5 novembre 2019 Avant de remporter le Grand Prix de la Semaine de la Critique (une première pour un film d’animation) et le Cristal à Annecy, le premier long-métrage de Jérémy Clapin a connu une lente maturation en dialogue et confiance avec son producteur ainsi...
Mardi 15 octobre 2019 Pour s’en sortir, un intérimaire se lance dans l’entrepreneuriat franchisé avec l’espoir de s’en sortir… précipitant sa chute et celle de sa famille. Par cette chronique noire de l’ère des GAFA, Ken Loach dézingue toujours plus l’anthropophagie...
Mercredi 14 août 2019 Les coulisses de l’usine à rêves à la fin de l’ère des studios, entre petites histoires, faits divers authentique et projection fantasmée par Quentin Tarantino. Une fresque uchronique tenant de la friandise cinéphilique, mais qui s’égare parfois...
Mardi 9 juillet 2019 Dolorès, 21 ans, est accusée du meurtre de Camilla, sa meilleure amie survenu trente mois plus tôt à l’issue d’une soirée entre ados très arrosée. Alors que va se tenir le procès, la jeune fille vit recluse chez elle, l’opinion publique l’ayant déjà...
Mardi 4 juin 2019 Une famille fauchée intrigue pour être engagée dans une maison fortunée. Mais un imprévu met un terme à ses combines… Entre Underground et La Cérémonie, Bong Joon-Ho revisite la lutte des classes dans un thriller captivant empli de secrets....
Jeudi 23 mai 2019 Le troisième long-métrage de Justine Triet, "Sybil", sera le dernier à être présenté aux jurés du 72e festival de Cannes. Avant les marches et donc le palmarès, la scénariste-réalisatrice évoque la construction de ce film complexe et...
Vendredi 17 mai 2019 On connaît à présent le programme de la programmation des films issus du festival présentés “en léger“ différé de la Croisette… mais en avant-première de leur sortie (...)
Mardi 21 mai 2019 Une psy trouve dans la vie d’une patiente des échos à un passé douloureux, s’en nourrit avec avidité pour écrire un roman en franchissant les uns après les autres tous les interdits. Et si, plutôt que le Jarmusch, Sibyl était LE film de vampires en...
Mardi 21 mai 2019 Après un passage à l’acte, un ado radicalisé est placé dans un centre de réinsertion semi-ouvert où, feignant le repentir, il prépare sa récidive. Un nouveau et redoutable portrait de notre temps, renforcé par l’ascèse esthétique des frères...
Mercredi 15 mai 2019 Quelle mouche a piqué Jim Jarmusch (ou quel zombie l’a mordu) pour qu’il signe ce film ni série B, ni parodique, ni sérieux ; ni rien, en fait. Prétexte pour retrouver ses copains dans une tentative de cinéma de genre, ce nanar de compétition figure...
Vendredi 10 mai 2019 Oubliez votre tenue de soirée et les frais kilométriques : la Croisette se déplace dans votre cinéma ! L’opération existe depuis déjà sept ans à Paris dans la salle (...)
Mercredi 13 février 2019 De Almudena Carracedo & Robert Bahar (Esp, 1h35)
Mercredi 9 mai 2018 Sous le délicieux présent, transperce le noir passé… Asghar Farhadi retourne ici le vers de Baudelaire dans ce thriller familial à l’heure espagnole, où autour de l’enlèvement d’une enfant se cristallisent mensonges, vengeances, illusions et envies....
Mardi 7 juin 2016 Avec sa construction sophistiquée et son interprétation épurée, cette chronique d’un combat contre l’injustice de la maladie signe le retour du grand Julio Medem. Elle offre en sus un vrai rôle à Penélope Cruz, qui malgré son abondante filmographie,...
Mercredi 18 mai 2016 de Pedro Almodóvar (Esp, 1h36) avec Emma Suárez, Adriana Ugarte, Daniel Grao…
Mardi 9 juin 2015 La saison cinéma de patrimoine se termine (presque) comme elle avait (presque) commencé. Alors qu’en octobre, Lyon vivait au rythme espagnol avec le prix (...)
Lundi 13 octobre 2014 Bien sûr, il y a le Prix Lumière qui lui sera remis vendredi soir en présence d’invités prestigieux — dont, dit-on, Penelope Cruz… Bien sûr, il y a la (...)
Vendredi 26 septembre 2014 Les billets pour le Prix Lumière remis à Pedro Almodóvar (avec la projection de Parle avec elle) se sont arrachés en 45 minutes. Combien de temps faudra-t-il (...)
Mardi 2 septembre 2014 Pedro Almodóvar Prix Lumière, des rétrospectives consacrées à Capra et Sautet, des invitations à Ted Kotcheff, Isabella Rossellini et Faye Dunaway, des ciné-concerts autour de Murnau, des hommages à Coluche et Ida Lupino… Retour sur les premières...
Mardi 24 juin 2014 Son nom était sur les listes des possibles récipiendaires du Prix Lumière depuis au moins la deuxième édition… Ça y est ! En 2014, Pedro Almodóvar recevra la (...)