Nuits sonores / Son album "Khonnar", sorti sur Infiné à l'automne, a façonné un son empruntant autant à la techno warpienne qu'au renouveau électronique maghrébin. Exigeant, intelligent, palpitant, l'univers de la Tunisienne Deena Abdelwahed a d'emblée pris une place à part sur la scène actuelle. On en parle avec elle avant sa venue en live à Nuits sonores.
Vous avez une approche très "laboratoire" de la composition. Considérez-vous le studio, tel un Lee Scratch Perry, comme un instrument de musique à part entière ?
Effectivement : c'est voulu, ce côté laboratoire. Je voulais voir si je pouvais faire quelque chose de très personnel, que l'on ne pouvait pas mettre dans une case. Mon rêve, c'est d'inventer un genre de musique électronique !
Comment du coup passer à la formule live, que vous présentez à Nuits sonores ?
Je donne plus d'importance au chant. J'essaye de plus improviser, aussi, sur les arrangements de la chanson elle-même. Je mélange l'approche du studio et celle du DJ. J'ai ainsi la liberté de prendre un morceau et de le déconstruire, pour qu'il ne soit pas figé comme dans l'album. C'est un choix : je voulais avoir toute ma concentration sur le chant.
Vous chantez sur le disque, des textes engagés, forts. Chanter soi-même, c'est une manière de ne pas se cacher, de ne pas trahir vos idées ?
Oui. Cet album est un début, un premier pas de ce que je veux faire dans le futur. Et ce que je veux pour le futur, c'est être plus explicite et plus à l'aise avec la voix, avec les paroles.
Vous vous revendiquez clairement comme une artiste politisée. C'était devenu rare dans les musiques électroniques, ces dernières années...
C'est pas super rare, si ? Je vis dans une bulle, parfois. C'est vrai. La musique électronique, je l'ai découverte très tard. Je connais des artistes qui ne sont pas engagés, qui ont fait le choix de ne pas travailler sur ça. Moi, ça fait partie intégrante de mon choix artistique. Je ne me vois pas autrement.
Comment réagit le public à cet engagement ?
Ce ne sont pas des retours immédiats que j'attends. C'est à long terme. Je ne cherche pas à faire du prosélytisme, ce n'est pas une croisade. Mais c'est un travail de groupe, sur la durée, d'être engagée. Ce n'est pas changer une conscience dans un club en une nuit. Mon but, c'est de donner plus de confiance aux gens, à ceux qui n'ont plus de repères. Par exemple, pour les jeunes Arabes qui sont un peu différents et qui ne rentrent pas dans le cadre exigé par la société. Ce que je cherche, c'est leur donner une représentation. Quand on voit par exemple la première doctoresse black et femme, ça donne envie et confiance.
Vous êtes aussi engagée sur la scène queer. Comment voyez-vous l'émergence de ce mouvement dans la musique comme dans la mode ?
C'est vrai, c'est aussi présent dans la mode... Je ne sais pas trop pour la mode, moi : je ne sais pas si vous avez vu mes photos (rires) ! Ça commençait vraiment à devenir pénible pour cette communauté. Et pénible pour les femmes. C'est normal que les clubs deviennent plus safe pour les femmes ! C'est normal que ça gagne du terrain.
Vous chantez l'exil à travers les mots du poète Abdullah Miniawy. Que représente l'exil pour vous, qui vivez à Toulouse aujourd'hui ?
J'ai vécu aussi au Qatar. Je n'ai pas connu d'autre mode de vie, je n'ai pas eu de chez moi. Même l'hôpital où je suis née au Qatar a été rasé et n'existe plus. En Tunisie, on n'a pas une "maison Abdelwahed". Mes parents sont partis avant ma naissance au Qatar pour travailler. Donc, je ne connais pas. Je ne nie pas que c'est quelque chose de très difficile et incompréhensible pour les gens qui n'ont jamais vécu ça. C'est là, dans Khonnar. Car tout le monde dans les sociétés arabes rêve de bouger, de sortir. Comme tous les jeunes du monde entier : on veut voyager, voir des choses exotiques ! Le problème, c'est que c'est mal compris quand on vient de l'autre côté de la Méditerranée. Ça a toujours une connotation de pauvreté, de guerre. Exil, pour moi, c'est fuir la guerre... Abdullah, il est comme moi : on est des artistes, on a besoin de bouger. Je suis arrivée en Europe à 26 ans. Je voulais avoir des machines pour composer, sortir, aller dans des clubs et des musées, voir d'autres artistes travailler...
Le poème d'Abdullah parle du fait qu'il y a des jeunes de l'autre côté de la Méditerranée qui veulent absolument partir de là, qui tombent amoureux de quelqu'un de l'autre côté. C'est un sujet rarement abordé, encore moins de façon sérieuse. Il m'a aidée à décrire cette situation-là. Comment savoir si c'est du vrai amour ou pas... Le poème est sur ces questionnements : est-ce que je t'aime ou pas ? Et j'en ai marre d'être ici, je voudrais vraiment être avec toi, mais je ne sais pas si je veux être avec toi... C'est une recherche, en rapport avec les sentiments des jeunes tombés amoureux d'une nana de l'autre côté.
Qui est Judas Companion, qui a réalisé votre cover ?
J'étais dans une phase dépressive post-album, du coup j'ai laissé à Infiné, le label, le choix de l'artiste pour la pochette. Ils ont trouvé Judas, j'ai beaucoup aimé. J'ai fait un brainstorming avec Judas : je voulais cacher l'atrocité avec une fake-beauté. Elle a bien compris. Ce masque n'est pas beau, mais étrangement beau. Comment cacher une colère avec une beauté qui n'est pas délicate, qui est exigée.
Comment votre musique est-elle perçue en Tunisie ?
Je n'ai jamais fait le live en Tunisie, malheureusement. Juste des DJ sets. Les gens aiment bien ce que je fais, mais ce n'est pas populaire. Ce n'est que mon premier album et c'est un laboratoire... C'est considéré comme une recherche, une recherche appréciée.
Deena Abdelwahed
À Fagor-Brandt le mercredi 29 mai (Nuit 1) à 23h15