Jérémy Clapin : « j'ai dû détruire le roman pour construire le film »

J'ai perdu mon corps
De Jérémy Clapin (Fr, 1h21) avec Hakim Faris, Victoire du Bois...

J’ai perdu mon corps / Avant de remporter le Grand Prix de la Semaine de la Critique (une première pour un film d’animation) et le Cristal à Annecy, le premier long-métrage de Jérémy Clapin a connu une lente maturation en dialogue et confiance avec son producteur ainsi que l’auteur du roman (et coscénariste) Guillaume Laurant.

Comment le livre dont est inspiré J’ai perdu mon corps, Happy Hand, vous est-il tombé entre les mains ? Il semble vous avoir été destiné…
Jérémy Clapin
: On le doit à mon producteur, Marc du Pontavice. Il a demandé à me rencontrer en 2011 après avoir vu mes courts-métrages : dans tous mes films, il y a un élément fantastique qui vient interroger la réalité. Cette intrusion du fantastique me permet d’aborder des thèmes plus délicats à aborder frontalement, d'éclairer certaines zones d’ombre. Ce n’est pas un fantastique gratuit juste parce qu’il est spectaculaire ; il parle d’autre chose que du sujet lui-même.

Comme dans le réalisme magique dans la littérature sud-américaine ?
Oui : la combinaison des deux crée une autre réalité qu’on accepte en tant que telle. Et ces éléments fantastiques et réels sont séparés, chacun appartenant à leur monde, ils fabriquent une autre réalité. Mais c’est très présent aussi dans la littérature asiatique, japonaise, notamment chez Murakami, où le fantastique n’est pas sur-appuyé : il arrive comme un élément naturaliste, s’impose en tant que tel, on ne tente surtout pas de l’expliquer. C’est absurde, mais je trouve que dès qu’on tente de l’expliquer, il perd de son pouvoir.

Au-delà du fantastique, il y a dans chacun de vos films le même goût pour les couleurs éteintes, mais un traitement jamais semblable. Comme si vous cultiviez une volonté d’être formellement différent à chaque opus, en maintenant une cohérence globale…
Il y a des choses que je fais sciemment ; d’autres non.

À chaque projet, j’essaie de trouver une écriture visuelle adaptée, et ça m’amène à d’autres territoires graphiques. Certains arrivent, en restant dans le même style graphique, à l’enrichir, mais moi j’ai toujours eu un peu peur de m’enfermer dans un style particulier, alors je profite de chaque sujet pour aller sur de nouveaux territoires.

Pour J’ai perdu mon corps, qui est peut-être le plus réaliste de mes films, je suis allé vers des personnages qui me ressemblent, qui ne sont pas dénaturés graphiquement et restent dans des proportions humaines. Comme je parlais d’une main, je voulais que ce soit une main dessinée mais qui soit comme la nôtre ; qu’il n’y ait pas de cheminement esthétique à faire, ni de distance.

Sur un tel film, comment composez-vous votre moodboard ?
En étalant différentes pistes sur la table — enfin, sur ordinateur. Je ne m’interdis pas d’aller chercher très très loin, des trucs différents, et petit à petit je me fige sur un rendu, sur une ambiance, sur quelques images qui me parlent, en tout cas en terme d’ambiance, d’univers, et me paraissent assez emblématiques de ce que je veux sur le film : ça peut être du Edward Hopper, ou des dessins de l’illustrateur Henri Meyer, et encore d’autres références qui peuvent être théâtrales. Et petit à petit, on fabrique ses propres références.

Plus qu’une adaptation, il s’agit là d’une transposition du roman de Guillaume Laurant. Comment s’est déroulée votre collaboration ?
Je n’avais jamais fait d’adaptation puisque je partais toujours sur mes idées. Il a fallu trouver nos marques, donc qu’il se mette au service du scénario, du film, comme s’il n’était pas de lui. Comme il était très ouvert, j’avais cette chance qu’il ne s’arc-boute pas pour garder des choses de son livre. Ce qui était compliqué pour moi au début, c’est que je n’ai pas complètement endossé la volonté de le trahir : je suis resté très proche du livre et il a fallu que Marc du Pontavice me dise qu’il n’était pas content — personne n’était content de ce qu’on arrivait à produire — et m’encourage à me l’approprier.

Un été, j’ai décidé de tout reprendre. Je suis parti de l’essentiel ; de ce qui m’avait plu dans le livre : ce point de vue nouveau de la main partant à la recherche de son corps. Et j’ai vraiment essayé de démarrer une histoire comme si je venais d’avoir cette idée-là. Évidemment, j’avais digéré le bouquin, j’ai construit le personnage autour et l’ai beaucoup fait évoluer. J’ai dû amener une dimension sensorielle qu’il n’y avait pas : je l’ai trouvée quand j’ai créé cette passion pour les sons, un rapport sonore au monde. La main, elle, a un rapport tactile qui les fait se rapprocher tous les deux. Tout ça m’a amené à créer une situation : la rencontre avec Gabrielle est ainsi une rencontre sonore via un interphone.

J’ai amené des petits éléments, que j’aime bien disséminer dans mes films parce qu’ils structurent un peu le récit : la mouche enjolive un peu le dessin mais n’est pas dans le roman. Beaucoup d’autres éléments apportent de la poésie… Tout cela, c’est parce que j’ai eu un déclenchement cet été-là, où j’ai dû vraiment détruire pour reconstruire.

Il vous fallait avoir acquis une légitimité, et peut-être aussi oublier suffisamment le livre pour pouvoir le “réécrire à votre main“ ?
Clairement, la vision n’était pas là : c’est compliqué à se projeter, puisque déjà le pitch est compliqué… Ça marchait très bien en littérature, mais une fois porté au cinéma, il fallait transfigurer, raconter autrement, en utilisant le vocabulaire cinématographique. Or j’étais trop dans l’écrit, pas encore assez dans la vision du film. Il fallait vraiment que ce soit moi qui donne le cap… Guillaume m’a suivi là-dessus et sur tout. En fait ce n’était pas à lui de se réapproprier le livre, mais à moi.

Pour vous qui êtes dessinateur/animateur, être une main autonome, cela tiendrait-il de l’horreur suprême ou du fantasme secret ?
(sourire) C’est vrai que le côté main, forcément ça fait sens. Après, le dessin, ça n’a jamais été une finalité pour moi qui ai toujours voulu faire des films. Le dessin permet de faire ces étapes qui, à la fin, vont raconter une histoire. Mon quotidien n’est pas de faire des dessins forcément jolis qui ont une existence autonome, mais de communiquer des idées pour le film.

Et vous fondre dans un groupe ? Métaphoriquement, c’est l’histoire de J’ai perdu mon corps…
Oui, c’est tout à fait ça (rires). De toute façon, c’est un film puzzle, on a plein de petits morceaux épars au début du film, plein de petits morceaux de la vie, et ces morceaux se regroupent à la fin, pour former une seule chose.

Qu’est-ce que ça fait de se retrouver Grand Prix de la Semaine de la Critique quand on en a réalisé l’habillage ?
Mon court-métrage Skhizein y avait été primé en 2008, on avait bien sympathisé et ils m’avaient demandé de faire l’habillage juste après. Je ne sais pas si c’est encore le même, d’ailleurs. Ils ont dû en changer.

En tout cas, c’est une histoire suivie avec la Semaine de la Critique…
C’est clair, c’est vraiment une histoire particulière avec eux, ils m’ont soutenu ! C’est une chance absolue de pouvoir être vu dans cette sélection-là, et que pour la première fois ce soit un film d’animation qui obtienne le prix : ça valide aussi leur prise de risque. Il faudra que la curiosité du spectateur soit au rendez-vous, et en bon nombre. On est confiants, on a tout fait pour que ça fonctionne, les feux sont au vert, on verra bientôt.

Un Prix à Cannes, deux à Annecy… Est-ce qu’on se prépare au succès ?
Je viens du court-métrage. Même si j’ai l’expérience des festivals ou d’être suivi par la critique, je ne connaissais pas la promo ni la sortie en salles : je le découvre. C’est assez excitant, très prenant aussi, et je veux en profiter. Bêtement, je pensais qu’une fois fini mon film, j’allais pouvoir souffler. Mais la promo demande presque plus de boulot ! Depuis Cannes, tout le monde parle du film ; voir le retour des gens me rend très fier pour moi et pour toute l’équipe du film.

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