J’ai perdu mon corps / Seul contre tous (ou presque), le patron de Xilam a voulu et porté ce projet atypique, s'inscrivant dans le sillage des grands producteurs indépendants voyant au-delà du tiroir-caisse, l'œuvre en devenir dans le projet cinématographique. Un exemple et un avertissement pragmatique à l'adresse des circuits traditionnels, décidément trop formatés...
En 2015, lors de la présentation du pitch du film au Cartoon Movie de Lyon, vous confiiez qu'il s'agissait d'un projet difficile à monter...
Marc du Pontavice : On savait qu'on allait affronter vents et tempêtes pour le faire. Et ça a été pire : en-dehors du soutien des Régions et d'un peu d'argent que le CNC nous a accordés au titre des nouvelles technologies, on n'a rien eu. On a donc dû y aller tout seuls ! C'est un film qui a été financé à 50% sur les fonds propres de Xilam.
Il y a peu, Coppola disait à Lyon que plus personne n'était aventureux dans le cinéma, à part les indépendants...
C'est un bon exemple ! Très modestement, je suis heureux de me mettre dans les traces de Monsieur Coppola, qui est un exemple d'aventurier du cinéma. Parfois, si l'on veut repousser des frontières, renouveler l'offre du cinéma avec des programmes qui ne sont pas fabriqués pour rentrer dans le système, il faut effectivement être aventureux ; prendre des risques et suivre très très loin ses convictions. Dans notre métier, en animation, c'est particulièrement compliqué parce que c'est aussi très long à porter : il a quand même fallu sept ans entre le moment où l'on a commencé à travailler avec Jérémy et la fin du film.
Cela demande une persévérance un peu folle, mais quand on aboutit à une œuvre aussi singulière, c'est tellement gratifiant !
Comment avez-vous opéré le rapprochement entre le roman de Guillaume Laurant et le travail de Jérémy Clapin ?
Tout d'abord, quand j'ai acheté les droits du roman, je faisais à la fois des œuvres de nature commerciale en animation pour la télévision, et puis des oeuvres plus “auteur“ en cinéma traditionnel — des films comme Gainsbourg, vie héroïque de Joann Sfar — ; j'avais peut-être un peu envie de me rassembler en faisant un film d'auteur en animation. Je voyais bien que ce sujet était porteur. Ensuite, je me suis gratté la tête pour savoir qui pouvait le faire. Je sentais bien qu'un metteur en scène éprouvé et expérimenté dans l'animation de long-métrages ne ferait pas forcément l'affaire : il fallait une liberté qu'on a pas toujours quand on travaille en matière de programmation pour enfants. Je me suis assez vite décidé sur l'idée d'aller chercher quelqu'un venant du court-métrage — c'était un réflexe que j'ai acquis assez tôt. Il n'y a que le court-métrage capable d'aller traiter des histoires pour adultes en animation. Et puis il y a un ton, une liberté, une capacité à inventer aussi, à faire bouger la technique pour la mettre au service d'une ambition artistique ; tout ça, c'est le monde du court-métrage que j'adore.
Enfin, pourquoi Jérémy ? Parce que j'ai découvert Skhizein. À l'époque, je lisais — et je lis encore beaucoup — des romans de Murakami ; j'adorais cette façon très japonaise dont il fait surgir le surnaturel dans le réel : il n'y a pas d'opposition, les deux mondes s'inter-pénètrent d'une façon assez évidente. Et je savais bien que c'était ce qu'il fallait accomplir sur ce roman.
Quand j'ai vu Skhizein, j'ai été frappé. J'ai vu l'affinité incroyable entre ce projet que j'avais en tête et ce que Jérémy faisait. J'ai demandé à le rencontrer, on a passé un moment ensemble... Je crois que Jérémy a aimé le projet et a été rassuré par le fait que je ne mettais pas de contrainte éditoriale particulière. Ça l'intéressait aussi d'aller sur quelque chose de risqué, de différent.
Vous l'avez même encouragé à aller plus loin dans l'adaptation du roman...
C'est très juste ! Au bout d'un moment, je sentais qu'il était trop dans le thème d'origine, je lui ai clairement dit : « maintenant, il faut que tu t'appropries ce texte, que tu partes de quelque chose de plus nouveau, de plus radical, et que tu te reposes la question de savoir pourquoi tu as été intéressé par ce sujet ». Il est parti un été avec cette idée-là en tête, est revenu avec une proposition plus forte, plus convaincante, plus singulière. Et il a pris le bon départ.
Ensuite, pour des films comme ça, le processus à l'œuvre est d'une complexité inouïe en terme de narration, de thématique... On se promène dans les genres ; le récit n'est pas linéaire ce qui est extrêmement complexe à faire en animation puisque vous ne fabriquez que ce que vous devez garder. Ne pas faire un récit linéaire, c'est prendre des risques énormes au départ. Tout ça a donc demandé une préparation dantesque.
Quelle est la proportion qui a été réalisée dans vos studios villeurbannais, au Pôle PIXEL ?
Il y a trois étapes essentielles : la première, c'est celle que l'on appelle dans le jargon le layout —une étape majeure puisque c'est ce qui pose définitivement le cadre du film et toute sa direction artistique et technique ; un travail préparatoire consistant à dire : « ce plan, je veux le fabriquer comme ça ». la deuxième phase, c'est l'animation 2D, le rendu final de l'image. En effet, J'ai perdu mon corps a suivi un process un peu singulier : tout a d'abord été animé en 3D en images de synthèse et l'idée de Jérémy à laquelle j'ai souscrit très rapidement, c'était de tout finir au dessin. Le troisième aspect, c'est toute la mise en couleur, la fabrication des décors.
De quoi réaffirmer la dimension du Pôle et sa légitimité sur le secteur de l'animation...
Oui. Lyon était plus identifiée du côté des jeux vidéo que de l'animation proprement dite. Ce qui nous avait intéressés, c'est son appartenance à une région de grosse activité dans l'animation, avec un vrai talent régional : Valence, Annecy... Il y a d'excellentes écoles aussi à Lyon — cela compte beaucoup. On a fait travailler pas mal d'élèves d'Émile-Cohl, et fini par forger une équipe de très bonne qualité qui s‘est effectivement mise au service de ce projet avec vraiment beaucoup de talent.
J'ai perdu mon corps va sortir le 6 novembre sur grand écran en France, mais au-delà de son existence cinématographique et sur d'autres territoires, c'est Netflix qui va exploiter le film...
En France, il va connaître une vie très très complète puisqu'on sait que il ne sera pas sur la plateforme avant trois ans. C'est donc d'abord et avant tout une exploitation et une expérience cinématographique en France. Dans le reste du monde, Netflix va le sortir en salles le 15 novembre pendant deux semaines, un peu partout, en tout cas dans les très grands territoires-clefs du cinéma, ensuite, sa carrière sera évidemment beaucoup plus courte, puisqu'il sera lancé sur la plateforme à l'échelle mondiale hors France, Benelux et Chine, qui sont des territoires que nous avons gardés, le 29 novembre. Donc il va avoir un très joli parcours en cinéma, et arriver très vite sur Netflix.
La force de Netflix, c'est de donner une visibilité impressionnante à ce film : ils se sont très fortement engagés à le mettre en avant ; ils en font un programme phare qu'ils vont soutenir pour les Oscar. Netflix est capable de transformer un petit film très fragile à l'échelle du cinéma et d'en faire un évènement à l'échelle mondiale ; quelque chose que nous évidemment on serait incapables de fabriquer à partir de la France.
C'est inespéré, et pour le coup, le parcours est fabuleux.
Cela peut-il donner naissance à d'autres accords de coproductions sur de futurs projets entre Xilam et Netflix ?
On a déjà des activités ensemble sur des programmes de séries et autres depuis 2015 : c'est un partenaire extrêmement important. Dans le domaine du cinéma, ils sont de plus de plus impliqués, très demandeurs, à la recherche de talents, de programmes un peu innovants. Pour eux, l'animation est devenue un secteur totalement stratégique, au moment où ils se sont aperçus que 60% des abonnés à Netflix consommaient des programmes pour enfants et que les jeunes adultes étaient très friands de programmes d'animation écrits pour eux. Quand ils soutiennent un film comme J'ai perdu mon corps, le message sous-jacent, c'est de s'adresser à tous les talents d'animation du monde en leur disant : « venez chez nous, vous aurez une grande liberté pour produire des œuvres nouvelles ».
Ce genre de film sert aussi à montrer qu'avec Netflix, on peut faire des choses avec plus de singularité, avec un peu moins de formatage que quand on fait des œuvres plus classiques pour la famille ou des comédies comme ils en fabriquent énormément aux États-Unis.