Daho : d'Etienne en Daho
Avec la réédition de son album Eden (1996) et la tournée orchestrale qui l'accompagne, Etienne Daho replonge avec bonheur dans le souvenir de l'album d'une radicale réinvention. L'occasion, avant son concert lyonnais aux côtés de musiciens de l'ONL, de se repencher sur une carrière qui ne fut qu'une suite de renaissances et de nouveaux départs dessinant une dialectique de la pop selon Daho. Rétrospective.
Par Stéphane Duchêne
Brûler chez Daho
Syd Barrett et Françoise Hardy, les Stinky Toys et le Velvet, l'éternelle enfance et les adultes hères synthésisés , la légèreté et la gravité, les paradis perdus ou artificiels, le père absent et le fils inconnu, les multiples mentors et les héritiers transis, la soif de culture et le désir interlope, Cap Falcon, Rennes, Londres et Paris, ainsi Etienne Daho a-t-il construit dans une sorte d'éternelle injonction paradoxale cette figure de Dorian Gray pop qui a traversé, parfois en vacillant mais sans jamais rompre, quarante ans de chanson française. Ni tout à fait rock, ni tout à fait chanson, tenant les deux à bonne distance par peur de les mal étreindre et donc pour mieux les embrasser.
Superficiel par gravité, fort parce qu'ouvert à ses fragilités, tel pourrait être défini le chanteur Rennais dont la vie de jeune homme se construit de deux drames, deux traumas fondateurs, deux éclairs lacérant une enfance au parfum d'Eden, passée dans le Golfe d'Oran sur ce bout d'Algérie qui a des airs de Californie : il y a le départ du père homonyme Etienne Daho Senior, militaire d'origine kabyle, vraisemblablement interprête, installé en Algérie avec sa femme Lucie, d'extraction andalouse, et leurs trois enfants, quand Junior n'a que cinq ans. Et en 1962 l'incendie de la maison familiale, visant les Français d'Algérie, perpétré aux cris d' « On va aller tout brûler chez Daho » où s'entrechoquent dans la tête de l'enfant la peur de la mort, violente, et un cruel sentiment d'impuissance. La guerre on ne peut savoir ce que c'est que quand on doit baisser la tête en passant devant la fenêtre pour éviter les balles, quand on enjambe les cadavres en rentrant de l'école, dira en substance le chanteur bien plus tard. A huit ans en 1964, après une parenthèse familiale malgré tout insouciante à Cap Falcon qui le marquera profondément, le jeune Etienne débarque avec une tante à Reims. Sans Lucie qui ne peut quitter l'Algérie, n'étant pas officiellement divorcée du père démissionnaire, envolé avec une autre femme et... le livret de famille.
En métropole, Etienne découvre à ses dépens la rigueur française sans perdre pour autant de son innocence algérienne. Et c'est cela qui façonne le jeune homme qu'il sera : le chaos hédoniste d'un côté et le sens du devoir de l'autre, le goût pour le désordre et celui du travail accompli, dont les frictions nourrissent une insatiable curiosité doublée d'une propension à séduire par sa gentillesse, à retourner à son avantage, comme on pratique le judo, une timidité naturelle sous laquelle bouillonne un volcan. Puis c'est à Rennes, où finit par le rejoindre sa mère, et via de fréquents séjours chez ses tantes à Paris où s'étale devant lui la bohème de la capitale, les sex-shops, les femmes publiques et les proxos de la vieille école, que Daho satisfait une boulimie de découverte et de vie. Fréquentant l'Olympia balançant au sein de yéyés autant qu'il s'extasie sur les chansons des groupes anglais et des Beach Boys, puis Gainsbourg, le Velvet, Pink Floyd. Avant que ne se multiplient les virées à Londres. Rennes, the place to be, qui pendant les années universitaires d'Etienne devient l'épicentre du rock français, au contact de Marquis de Sade, Dominic Sonic, Ubik, Niagara, conduisant l'étudiant en anglais et arts plastiques à fréquenter davantage les bars que les bancs de la fac, rapidement désertés au profit de l'organisation de concerts.
Premier coup d'éclat : la réunion à Rennes de Marquis de Sade et des nouvelles idoles parisiennes Stinky Toys, classieux duo punk qui méprise... le punk et à peu près tout le reste. La double affiche fait perdre de l'argent au néo-programmateur mais gagner bien plus au futur musicien qui s'ignore encore : décisive est l'amitié immédiatement tissée avec Jacno et surtout Elli Medeiros, première lectrice de textes mûris dans le secret de l'alcôve, de même que la rencontre avec Philippe Pascal, chanteur de Marquis de Sade qui inonde Daho de références pluri-disciplinaires : Roxy Music, Munch, Artaud, Blind Willie Jefferson, Fritz Lang et le Velvet, toujours le Velvet, quand Frank Darcel le guitariste fait émerger dans l'esprit du jeune homme une manière de troisième voie. Allumant ainsi l'étincelle d'une carrière musicale. Le coup d'essai a lieu lors de l'inauguration de la Salle de la Cité aux côtés de membres de Marquis de Sade et des Nus sur un tapis de vieilles scies rock dépravées par la petite bande.
Mais la vraie première fois, à marquer d'une pierre blanche comme la voix de l'apprenti chanteur, ce sont les Transmusicales 1980 où pour la première fois celui qui se fait appeler Etienne Daho Junior – Senior étant ce père volatilisé – chante ses propres morceaux. Une prestation dont l'accueil constitue une dynamo à l'énergie de laquelle sera puisée la volonté de fondre sur Paris maquettes en mains. Le refus cinglant du producteur de Lio ne décourage en rien l'intéressé qui revoie sa copie aux côtés d'un Frank Darcel qui façonne avec habileté ce qui deviendra le son Daho. L'ensemble achève de séduire le tout jeune label Virgin qui réclame un album, ne se doutant sans doute pas plus d'une minute qu'il vient de gratter la première allumette de la future Dahomania.
Une merveilleuse carte de visite
Mythomane (1981)
D'évidence, Daho, que le hasard des rencontres bienheureuses ont mis sur ce chemin n'envisage pas autre chose pour s'atteler à la tâche de son premier album Mythomane, que de s'entourer d'amis personnels et artistiques. Les instruments aux mains de membres de Marquis de Sade, Jacno est ainsi désigné d'office producteur. Choix d'autant plus judicieux que le désormais ex-Stinky Toys vient de réaliser Amoureux Solitaires, adaptation du Lonely Lovers des Toys qui contribue à transformer une adolescente belge d'origine portugaise en une malicieuse icône baptisée Lio. L'ensemble est maladroit, et pour dire vrai, assez mal produit eu égard aux standards d'aujourd'hui, mais a le mérite de dessiner les contours de l'écriture Daho faite d'oralité, de poésie à hauteur de bitume, et de jargon qui pour être aujourd'hui daté souffle le vent de l'époque tout en convoquant les grandes figures du rock. De même qu'il trace le portrait à l'instant T de son interprête – qu'Elli Medeiros a sommé d'abandonner le Junior quelque peu tarte accolé à son nom –, celui d'un éternel enfant qui a toutes les peines du monde à enfiler son costume d'adulte et vraisemblablement n'y parviendra jamais, d'un Peter Pan aux amours hoquetant.
Et le charme juvénile et timide d'Etienne d'opérer immédiatement qui donne l'impression d'imposer une présence évidente tout en ayant l'air de s'excuser de le faire à la manière du personnage de James Dean évanescent de la pochette. Reste que Mythomane passe relativement inaperçu ne trouvant ni son public (5000 exemplaires vendus la première année) ni un véritable intérêt des médias, hors quelques critiques avertis tels François Gorin qui déjà souligne "le swing léger et insistant" et "la mélancolie acerbe" du Rennais. Et ce bientôt iconique "voile pastel sur la voix, d'émotion sur les mots". Pour Best, le disque est "une merveilleuse carte de visite" et c'est le rôle essentiel que Mythomane jouera dans la carrière de Daho qui l'a d'ailleurs envisagé comme tel. Il n'en est pas moins convaincu que cet échec risque de signer l'arrêt de mort d'une carrière à peine entrevue. Mais, surprise, le patron de Virgin Patrick Zelnik en veut plus qui apprécie cette personnalité "timide et audacieuse" très prometteuse.
Au poste frontière
La Notte, la notte (1984)
Une fois encore Daho fait confiance à ses affinités électives, se tournant cette fois vers Darcel pour produire La Notte, la notte. Conscient du tournant esthétique opéré dans la galaxie pop, où le synthétiseur ringardise à vitesse grand V le monopole mélodique jusqu'ici dévolu à la guitare, dans le sillage néo-romantique électro pop d'OMD, Depeche Mode ou Human League, véritables usines à tubes de synthèse, Darcel convie une vieille connaissance en la personne d'Arnold Turboust, joyeux laborantin qui inaugure ici une collaboration particulière fructueuse avec Daho.
Turboust se passionne en effet pour ces machines d'un nouveau genre. Sans compter qu'il est l'un des rares musiciens à posséder un Korg (même s'il lui manque une touche) et à savoir en exploiter les possibilités. De là naît notamment un titre baptisé Le Grand Sommeil, publié en single en décembre 1982. Le titre est une pépite merveilleusement écrite par un Daho qui affine son style et une production bien plus élaborée que les titres de Mythomane.
Ici c'est une mélancolie distanciée, la marque de l'artiste portraitisé en éternel amant éconduit, dont la voix blanche, picorée par une basse souplement funky, rime avec "arme blanche" pour frapper en plein coeur. De là découle comme naturellement le reste de l'album comme si une brèche avait été ouverte. Le chanteur y signe les musiques du Grand Sommeil mais aussi de Week-end à Rome, autre tube éternel qui sera le plus grand succès de l'album (et de Daho tout court) et Jack tu n'es pas un ange, hommage détaché à Jack l'Eventreur. Et la bacchanale nocturne, qui contient une reprise de Françoise Hardy (Et si je m'en vais avant toi), de se clore par une ballade éthylique signée Arnold Turboust (Saint-Lunaire, dimanche matin).
Confit de références, notamment cinématographiques (La Notte, Vacances romaines, La Dolce vita), La Notte, la notte, dont la production et les orchestrations, qui n'ont pas totalement évacué leur ADN rock et donc les guitares, n'ont en rien vieilli près de 35 ans plus tard, continue d'étaler les obsessions de son interprête. Au premier rang desquelles les femmes. Mais aussi le sentiment mélant hédonisme et mélancolie d'une jeunesse qui brûle (par les deux bouts) de ses derniers feux, de l'âge adulte qui gagne du terrain, de l'ivresse et de la gueule de bois que cela procure.
Comme un symbole, l'image de Daho se fait plus nette, jusque sur la pochette de La Notte, la Notte, confié aux bons soins de deux artistes en vogue, Pierre et Gilles. Séduit par le charme atone et ambigu de Daho le duo parvient mieux que personne à capter l'essence de ce jeune homme tiraillé entre fureur de vivre et langueur. La presse ne s'y trompe pas qui voit en Daho une icône déjà installée, amenée à imprimer plus que durablement la rétine, et relève l'habileté du Rennais à se tenir à bonne distance du torrent d'influences rock et du robinet à variétés pour se dégager une place encore inoccupée. Voilà un roi nouvellement couronné trônant sur deux royaumes au "poste frontière entre rock et variétés".
Le pouvoir létal du drame amoureux
Tombé pour la France (1985)
La Notte, la notte double disque d'or en un éclair, Virgin piaffe d'impatience de lui donner une suite pressentie comme lucrative. Mais Daho et Turboust sont déjà à la tâche et accouchent comme à la parade d'un autre hit conséquent : Tombé pour la France dont le gimmick introductif fait coup double puisque produit du clonage d'une mélodie que Turboust, tombé amoureux d'un synthétiseur révolutionnaire, le Fairlight, utilisera sur son seul et unique tube en solo Adélaïde.
Au vrai les deux hommes, toujours épaulés par Darcel, touchent à la new-wave qui a pris en charge la dictature des dance-floor comme les plus audacieuses expérimentations, doublant ainsi la nonchalance propre à Daho d'une puissance sonore inédite qui décuple cette manière si personnelle d'approcher le pouvoir létal du drame amoureux, armé d'une farouche pudeur, la litote toujours en bandoulière. Et si Etienne est Tombé pour la France, c'est bien la France qui tombe en amour pour un Daho qui n'en demandait pas tant et se trouve à deux doigts de prendre peur.
Virgin de son côté capitalise sur le succès du single clipé tout en saccades par Jean-Pierre Jeunet, le doublant d'un mini-album où une version longue de Tombé pour la France côtoie en face B une poignée de reprises dont Et si je m'en vais avant toi, cette fois chanté en duo avec l'idole Françoise Hardy. Le mitan des années 80 bat son plein et Daho en est le pouls qui se voit multiplement consacré par les professionnels de la profession, héritant en cette année 1985 du Bus d'Acier, d'un Disco d'or et de la Victoire de la révélation de l'année. Où Dahomania rime avec Dahorazzia et rapidement avec Olympia que l'artiste remplit de fond en comble, donnant chair sur la scène mythique, puis en tournée, à une rencontre enamourée avec le public soudainement rafflé dans les grandes largeurs comme on chaluterait sans distinction dans toutes les chapelles.
Un concept d'illumination bouddhique
Pop Satori (1986)
Conscient de n'être qu'un imitateur, un revivaliste qui a su accommoder sa propre sauce, sans doute légèrement frappé du syndrome de l'imposteur, le chanteur garde pourtant la tête froide, regardant de biais ce succès qu'il embrasse si intensément sur scène. Pour autant il s'attèle à donner une suite plus copieuse à un Tombé pour la France dont il apparaît difficile de reproduire à coup sûr la martingale. Cela ne se fera qu'au prix de l'ambition plus que de la recherche de l'évidence. Pour cela, Daho qui travaille comme à son habitude sur ses maquettes avec le fidèle Turboust s'entiche d'un producteur en devenir, William Orbit, dont il pressent le génie à l'écoute des publications dream-pop (une branche a-commerciale de la synth-pop qui escalade les hits-parades) de son groupe Torch Song.
Daho voit juste en confiant à celui qui se verra plus tard consacré par des poids lourds tels Peter Gabriel, Madonna, U2, le soin de remixer en guise d'essai vite transformé, Tombé pour la France et La Ballade d'Edie S.. Et c'est peu de dire que ce génie de la texture électronique et de la rythmique, s'il laisse quelque peu de côté les initiatives de Turboust, sublime infiniment les quelques maquettes élaborées par les deux compères. Mais le caractère volcanique d'Orbit – et peut-être une sombre histoire de contrat pas honoré par Virgin et/ou l'agent de l'intéressé – les conduit pourtant dans l'impasse lorsqu'il s'agit de s'atteler à finir le travail, encore considérable.
Le producteur envolé, Daho obtient que son collègue de Torch Song, Rico Conning, reprennent la main, ce qui permet à Turboust de revenir dans la danse, tout en préservant l'esprit entrevu sur les premiers enregistrements. Le duo se lance alors dans un marathon d'écriture-enregistrement-production couru au rythme d'un sprint, comme guidé par l'ivresse de l'urgence. Daho y développe plus que jamais une écriture d'inspiration gainsbourgienne et/ou anglo-saxonne ou les sonorités d'une langue joueuse l'emportent sur le sens, la spontanéité de la poétique ramenant le fond à la surface selon le vieil adage wildien qui voudrait que l'on soit superficiel par profondeur.
La note, la note comme guide spirituel, l'écriture rendue à l'automatisme donne à Pop Satori son épaisseur et sa richesse, ainsi qu'une certaine brutalité équilibrant la dimension onirique des titres produits par Orbit. Surtout l'expérience, qui met Daho, Turboust et Conning a égalité aux manettes, permet au chanteur de réaliser ses appétences et compétences de producteur. Qu'il adapte des antiennes en anglais signées Jérôme Soligny (Duel au Soleil) ou The Gist (Paris Le Flore), reprenne Syd Barrett (Late Night) ou signe des textes originaux, Daho continue de progresser dans son approche de l'écriture vivifiée par l'urgence.
Mais contre toute attente, la sophistication de Pop Satori n'a pas l'heur de convaincre Virgin qui attendait une nouvelle pluie de singles formatés pour le goût du moment quand Daho prend peut-être un temps d'avance sur ses pairs en anticipant l'air du temps à venir. Jusque dans son titre, et les deux morceaux ouvrant et refermant l'album, empruntés au Satori à Paris de Jack Kerouac, un concept d'illumination bouddhique immortalisé en littérature par le pape de la Beat Generation et entrevu par le chanteur durant cette intense expérience londonnienne, l'incompréhension est totale. Et Virgin d'exiger que Tombé pour la France soit ajouté au programme de l'album, fut-ce comme un cheveu sur la soupe, pour limiter les dégâts commerciaux entrevus. Là encore, les références sont légions, à la littérature (Artaud, Miller, Rimbaud, Le Café de Flore, Oscar Wilde et son g sur 4000 années d'horreur), au jazz, à Nico et donc au Velvet chéri (Pop égérie O.) à Syd Barrett donc, mais les tubes appelés de leurs voeux par Virgin sont bel et bien là qui s'abandonnent pour ne pas être démasqués fleurissent dans le compost de l'exigence.
Car qui peut dire qu'Epaule Tatoo, chronique infiniment turboustée de nuits passées dans le club londonien Le Taboo, égarées dans la contemplation d'une belle tatouée nommée Suzy, dont les gimmicks gainsbourgiens et cartoonesques font pop sous la langue à l'unisson des systoles synthétisées par Turboust, qui peut dire donc que ce titre n'est pas taillé pour le dance-floor "par le tempo possédé" ? Quant à Duel au Soleil, dont le tempo et la langueur dénotent, Daho y pousse dans ses derniers retranchements la mélancolie irrepressible de l'amoureux chronique dont les histoires durent moins longtemps que les éternelles ruptures, dont les coups de foudre répétés se muent inéluctablement en séparations incendiaires, en duels fiévreux. Là encore, ce sera, comme Epaule Tatoo, l'un de succès les plus cinglants du chanteur, longtemps pensionnaire du Top 50 de l'époque maintes fois repris.
L'album, lui, reste encore aujourd'hui un album-balise dans la carrière de Daho et une référence pour les héritiers que le mariage électro-pop ne manquent pas de séduire. Surtout, comme pour contredire le flair dubitatif de sa maison-mère, Pop Satori devient disque d'or puis de platine l'année suivante et se trouve nominé dans trois catégories aux Victoires de la Musique. Et les salles, les salles, en live s'agrandissent, les Olympia se démultiplient achevant de témoigner de l'échec tout relatif que semblait annoncer l'étrange facture de cette illumination pop de 1986.
Regarder le désir en face
Pour nos vies martiennes (1988)
À l'heure d'aborder la suite d'une aventure qui s'est sensiblement accélérée depuis la sortie de Tombé pour la France, Etienne Daho est un prince fatigué par les enregistrements menés tambour battant, les tournées exaltantes, les nuits folâtres qui s'y intercalent avec une régularité métronomiques, sa maison d'édition phonographique Satori Songs, les batailles avec son label et les sollicitations multiples qui exposent aux quatre vents ce grand timide. Alors il décide d'un nettoyage par le vide, quittant l'hystérie parisienne pour l'anonymat londonien où il retrouve ses flâneries adolescentes. Change aussi son fusil musical d'épaule : au rencart les synthés et exit l'ami Arnold Turboust qui tente de donner corps à sa carrière solo, dans le sillage d'Adélaïde.
Car il s'agit ici de faire table rase tant esthétiquement que dans la méthode, hautement collaborative, conviant nombre d'artistes au rang desquels des fidèles et de nouvelles têtes (Busta Jones, Edith Fambuena que Daho vient de produire avec ses Valentins et qui lui offre le très beau Caribbean Sea, l'Américain francophile Theo Hakola et même Armande Altaï, future icône extravagante de la Star Academy).
D'un ton toujours désabusé, Daho déroule des préoccupations plus adultes et dissèque les relations avec davantage de crudité, cessant de métaphoriser le désir pour le regarder en face. Singulier retour à l'acoustique, Pour nos vies martiennes compte par ailleurs une demie-douzaine de compositeurs sans que Daho ne trouve de difficultés à faire de l'ensemble sa chose, de ces vies martiennes son manège à lui, suivant pour cela quelques intuitions que le hasard a bien voulu prolonger pour faire le lien.
Reste que la postérité garde surtout de cet album le single massue qui toujours ou presque finit par jaillir de l'ensemble. En l'occurence, Bleu comme toi et son riff élégiaque et dansant à la fois, comme un pont jeté vers les jeunes années d'Etienne (le titre est d'ailleurs composé de longue date et donc comme téléporté du passé). Autre classique : la déchirante ballade au piano Des heures hindoues où Daho réverbère au sens propre une infinie mélancolie qui clôt l'album en laissant la porte ouverte. Et que sans doute figure plutôt finement la pochette imaginée par Guy Peellaert, l'artiste belge oscillant entre pop art et surréalisme, qui avec Rock Dreams et quelques pochettes célèbres (Rolling Stones, David Bowie) a immortalisé le rêve rock'n'roll dans lequel Daho s'est si souvent baigné. Le chanteur y erre hagard au milieu d'une fête foraine aux contours inquiétants.
Une fois encore la tournée qui suit l'album prend une nouvelle dimension pour investir le Zénith de Paris sept soirs d'affilée, tous ses petits frères de Province et une palanquée de Palais des Sports. Le chanteur et son groupe s'offrant même une date londonienne au Marquee. Tournée dantesque immortalisée sur Live Ed, premier disque live d'une carrière qui en comptera de nombreux autres. L'occasion pour son label, dont le métier est d'être opportuniste, de sortir une version live du single Le Grand Sommeil. Et puisqu'il faut un clip, celui-ci est tourné aux USA par Bertrand Fèvre, à l'occasion d'un road trip devant aboutir à une sorte de vrai-faux documentaire sur Daho baptisé Tant pis pour l'Idaho.
Ailleurs la bête sauvage
Paris ailleurs (1991)
DDe ces années intenses, Daho ressort épuisé, à bout de souffle et de course, avec l'envie farouche d'opérer la mue qui va de pair avec la maturité qui semblait tant tarder à le gagner. Et c'est à Lisbonne qu'il compte écrire et composer de A à Z son futur disque. Le séjour ne doit durer que quelques jours ? Une fulgurante histoire d'amour l'y retient pendant un an. Fournissant au passage la matière de ce qui deviendra Paris ailleurs, disque en forme de journal intime, de carnet de voyage qui dissèque, de la naissance à l'extinction, l'aventure amoureuse.
Mal remis de son ivresse amoureuse, Daho emmène sa nouvelle complice musicale Edith Fambuena à New York pour poursuivre la conception en terre étrangère de ce Paris ailleurs. C'est que le chanteur qui entend donner une couleur soul à l'ouvrage rêve secrètement d'un requin de studio aux manettes de la production. Mais les emplois du temps de la légende Nile Rodgers et du producteur de Lenny Kravitz, Henry Hirsch ne permettent pas d'honorer le rendez-vous. Carlos Alomar, guitariste cher à David Bowie, est lui rapidement remercié pour cause d'excès d'ingérence. Car Daho sait exactement ce qu'il veut. Constat qui l'incite à coproduire finalement l'album avec Edith Fambuena, entourés de musiciens US aguerris. Idée de génie tant Paris ailleurs, magnifiquement produit, constitue un album pivot dans la carrière d'un Rennais qui retrouve la flamme qu'il pensait perdue, tant sur le plan des textes, aussi intimes dans leur approche du rapport amoureux et de la personnalité désarçonnante de ce grand timide volcanique (sur Comme un igloo) que bourrés de trouvailles, que sur son versant musical.
Sur une multitude de tempos, la soul et parfois les choeurs gospel côtoient une pop ligne claire qui doit beaucoup aux guitares cristallines d'Edith Fambuena. Ici point de tube déflagrant, jailli comme un beau diable d'une boîte à ressort pour prendre comme d'usage toute la lumière mais un ensemble de compositions si impeccables et inspirées qu'il accouche de pas moins de cinq singles et se vend à 600 000 exemplaires, soit le double de Pour nos vies martiennes. En s'effaçant pour de bon un long moment, Daho n'a fait bien malgré lui qu'attiser le feu d'une Dahomania alors à son pinacle, élargissant considérablement son public. Plus personne désormais n'ignore cet Etienne Daho qui sur la pochette du disque, signée Nick Knight, regarde son audience droit dans les yeux, sans fard, faux semblant, ni afféterie, délivré de son éternelle évanescence : "la bête sauvage" en lui, soulignera le chanteur, car il y en a une et Paris ailleurs nous la livre en pâture.
C'est peu de dire que la mue a réussi, qui permet au chanteur de revoir encore et toujours à la hausse des ambitions scéniques qui tapaient déjà très haut lors de la précédente tournée. Car ce Tour de Paris et d'ailleurs qui remplit trois Zénith et deux Olympia élargit considérablement le concept d'ailleurs, qui passe par les principaux pays d'Europe, mais aussi le Canada et le Japon pour les quatre dates les plus "exotiques". Le disque tiré de cette tournée idyllique pour tous ceux qui l'ont vécues (à commencer par les deux Valentins Edith Fambuena et Jean-Louis Piérot), enregistré à l'Olympia se vend même à 200 000 exemplaires, chiffre considérable pour un live qui en dit long sur la dimension prise par Daho.
C'est alors que supposément blessé
Résérection (1995)
Mais selon l'idée bien reçue et malheureusement souvent vérifiée qu'une fois arrivé au somment on n'en tombe que de plus haut, l'état de grâce est de courte durée. Peut-être eut-il fallu voir dans la prise en otage d'Edith Fambuena par une poignée d'invididus cherchant à rançonner l'acolyte vue à la télé du chanteur adoré un signe annonciateur des mois qui suivraient l'effervescence de Paris ailleurs. Car au coeur même de la partie internationale de la tournée, Daho voit ressurgir le spectre de la dépression entrevue après Pop Satori n'en laissant rien paraître sur scène mais s'effondrant toujours un peu plus dès qu'il en sort, commençant même de développer une phobie de l'avion, conséquence d'une vie trop intense, d'une célébrité qui le ronge plus qu'elle ne le dépasse.
Daho est HS, le moteur vide, rattrapé par les années. Et par les rumeurs, notamment sur sa maladie supposée. En l'occurence le Sida. Comme Isabelle Adjani quelques années auparavant, un faisceau de nouvelles et d'interprétations fantaisistes alimentent la fausse nouvelle, à commencer par l'implication de Daho dans le projet Urgence, compilation collégiale au bénéfice de la recherche contre le Sida. Choisissant de ne pas démentir comme le fit Adjani au 20h, Daho, par son silence, alimente malgré lui les doutes galopant presque deux années durant, lui qui pensait que la chose ferait long feu et s'éteindrait d'elle même. Jusqu'à ce qu'une poignée de journalistes annoncent très officiellement son décès le 17 juin 1994. Il n'est alors pas rare de croiser dans Paris tel ou tel assurant sans sourciller avoir assisté... aux funérailles du chanteur.
Bien vivant, Daho est en fait à Londres, ville privilégiée où il aime se ressourcer dans un bain d'anonymat et de découverte musicale. Là il enregistre aux côtés du groupe pop gallois Saint Etienne un disque qui restera la meilleure preuve de sa vitalité. Malicieusement baptisé Résérection, l'affaire, qui investit notamment les rythmiques électroniques du mouvement jungle qui ravage l'Angleterre, en les accomodant de cordes, est un échange de bons procédés et d'adaptations en français de titres de Saint Etienne qui deviennent X amours et Jungle Pulse et du Français dont le Week-end à Rome devient He's on the phone dans la bouche de la chanteuse g. Quant à la chanson-titre elle est bien une adresse à l'intention de ceux qui l'ont enterré un peu vite pour signaler avec force qu'il bande encore : "Et c'est alors / que supposément blessé / Par le commun des mortels / Qu'en habit pourpre et net / De mes cendres fiction. / Pour l'encore inconnu(e), / attendu(e) / Je reserecte encore et encore. / Pour toi, / je reserecte encore et encore". La pochette, une fois encore confiée à Pierre et Gilles, est à l'avenant, qui montre une pieta dans laquelle Sarah Cracknell joue les Mater Dolorosa, Daho allongé sur ses genoux en Christ ensanglanté mais bien vivant. Un clin d'oeil qui finit de sanctifier Saint Etienne Daho, ex-faux supplicié en flagrant délit de renaissance.
Si Résérection, fort bien accueilli en Angleterre, passe résolument inaperçu en France, le mini-album a le mérite de réinsuffler une fois encore une sève créatrice dans les veines fatiguées du chanteur pour qui ces étranges années en montagnes russes ont maturé une certitude : de concessions, si tant est que ce fut un jour le cas, il ne sera plus question.
Tous les espoirs au Paradis
Eden (1996)
Àquarante ans, il est temps d'envoyer un signal fort de nouveau départ, de réinitialisation, de remise à zéro des compteurs. C'est donc la découverte londonienne de la jungle qui permet au chanteur d'appuyer sur reset, confirmant une intuition largement partagée par ses suiveurs que l'éponge Daho, à l'instar de son aîné David Bowie, n'a pas son pareil pour flairer les tendances et s'en tailler systématiquement un nouveau costard.
Comme aux premiers temps le chanteur retrouve cet expert en électronique qu'est le vieil ami Arnold Turboust. Lequel s'installe à Londres pour commencer à expérimenter sur le nouveau projet d'Etienne constitué de boucles rythmiques d'où jaillissent les nouvelles chansons de Daho, plusieurs anciens collaborateurs du chanteur fournissant des mélodies tels Sarah Cracknell, Nicholas Dembling et bien sûr Turboust. La grande amie Elli Medeiros et la chanteuse brésilienne Astrud Gilberto viennent compléter, sur des duos, le casting d'un album magistralement orchestré par l'arrangeur David Whitaker et dont le budget conséquent permet de multiplier les pistes.
La rupture est consommée d'avec Paris ailleurs, qui voit Daho renouer avec la noblesse de la grande chanson française croisée électro et agrémentée d'un doux hédonisme bossa. D'une période critique de sa vie et de sa carrière, Etienne livre ainsi un album où l'apaisement affleure et dont les premières phrases amoureuses résonnent là encore comme une adresse déguisée à son public : "tout n'est que recommencement / depuis que le monde est monde / avec toi je veux tout reprendre / à zéro depuis le début / avec toi réapprendre / partir sur des bases nouvelles / au diable le bien et le mal / et les sermons artificiels / avec toi je suis vraiment moi / absolument moi". Eden prend ainsi les contours d'un Grand Pardon extatique initié par une salvatrice retraite créative et régénérante, comme lorsqu'il chante sur Soudain : "Tous les espoirs me sont permis puisque je suis en vie / Tous les espoirs me sont permis au paradis".
Tout Eden est à l'avenant de ce sentiment d'éveil spirituel et sensuel, de cette sensation édénique primordiale consistant à (re)voir le jour et à s'inonder de sa lumière. Et c'est presque comme un nouveau-né qu'apparaît frontalement un Daho solaire sur la pochette du disque. De fait, Eden est un chef d'oeuvre, un petit paradis musical. Une évidence que ne partage pourtant pas l'ensemble de la presse, à l'exception des plumes les plus averties, ni une grande partie du public quelque peu désarçonnée par la sophistication et la langueur de l'objet qui, s'il contient de grandes chansons à l'exigence folle, n'offre pas de tubes prêts à consommer.
Eu égard aux sommets atteints précédemment, Eden se vend "peu" (100 000 exemplaires écoulés l'année suivant sa sortie), le chanteur retrouvant par là, au cours d'une tournée nécessairement plus modestes que les précédentes, un contact scénique plus direct avec son public de fidèles, dans lequel il semble s'épanouir mieux que jamais dans le simple exercice de sa fonction originelle : chanter. Frisson de l'interprêtation que Daho nourrit à plein lorsqu'il reprend entre 1997 et 1998, Mon manège à moi d'Edith Piaf, tiré d'une compilation hommage, Le premier jour (du reste de ta vie) adaptation d'une chanson de Sarah Cracknell et Sur mon cou, sur un texte de Jean Genet, trois titres qui lui valent de francs succès.
1998 étant justement l'année où l'artiste fête ses 20 ans de carrière, son label ne passe pas à côté de l'occasion de célébrer l'anniversaire en publiant Singles, la première compilation estampillée Daho, fameuse opportunité pour Virgin de vendre 600 000 exemplaires. Preuve irréfutable que l'auteur d'Eden est toujours capable de raz-de-marée commerciaux et assurance tous risques pour continuer à se livrer artistiquement sans compromis aucun.
Et tout serait écrit
Corps & Armes (2000)
Revenu à Paris mais toujours sujet aux envies d'ailleurs, Daho fréquente beaucoup en cette fin de siècle l'île d'Ibiza où il retrouve quelque chose du Paradis méditerranéen de son enfance algérienne, la tranquillité de retraites consacrées à l'écriture et le goût de la fête. Bien décidé à se concentrer exclusivement sur l'écriture de textes pour donner un successeur à Eden, le Rennais prend son temps. Notamment celui de choisir les compositeurs de ses futures chansons (parmi lesquels Carly Simon, Jérôme Soligny, David Munday, Vanessa et Peter Daou ou Gavin Skinner).
Pour ce qui est de la production, les Valentins Jean-Louis Piérot (qui fournit également deux de ses compositions) et Edith Fambuena sont à nouveau conviés à en assurer le bon déroulement entre Londres, New York et Paris aux côtés du patron dans une veine caressant une pop orchestrale digne des grands maîtres du genre, Burt Bacharach au premier chef. Et ce grâce notamment au travail, au creux du studio d'Abbey Road, de Will Malone encore fraîchement auréolé, entre autres, de son travail sur le Bittersweet Symphony de The Verve.
Encore une fois, Corps & Armes s'inscrit dans la progression et le démantèlement d'une passion amoureuse vécue loin de Paris, schéma dramaturgique qui avait déjà présidé à Paris ailleurs, mais sa facture apaisée et distanciée sonne davantage comme une suite musicale logique à donner à la renaissance que fut Eden, comme conscient et soulagé d'apprendre que le libre-arbitre n'existe pas davantage que le hasard mais que tout serait écrit. Pour nourrir peut-être des histoires à raconter ensuite, comme on solde les comptes.
Comme Eden, dont il est une sorte de faux-jumeau, Corps & Armes ne contient pas de single évident mais ses compositions ouvragées et ses textes de hautes-tenues (aucun des titres ne souffre la moindre faiblesse) le hissent tout en haut du classement des meilleurs albums de Daho, et parmi les plus éclatants trésors cachés d'une chanson française en pleine réinvention, sur les ailes de nouveaux talents mélodiques tels que Benjamin Biolay qui renouent positivement avec la grandiloquence de l'âge d'or 70's de la variété française où l'arrangement était un roi dispendieux.
Pas le moindre des tours de force après plus de 20 ans de carrière, alors même que surgit le nouveau siècle et la plongée dans l'inconnu millénariste qu'il charrie avec lui.
En cela, l'album, que l'on peut allègrement comparer au Fantaisie Militaire de Bashung (également mis en boîte par le duo Piérot/Fambuena) est à la fois un testament amoureux et une source lumineuse d'espoir. Encore une fois, le choix des artistes chargés d'immortaliser le visage de Daho en vitrine du disque (Michael Amzalag et Mathias Augustyniak du studio M/M) est judicieux, qui propose un profil à contre-jour du chanteur contrastant avec les filaments de couleur qui tombent comme un rideau de pluie psychédélique ou des araignées emplafonnées dans le psychédélisme.
Le public s'étant visiblement habitué à ce Daho nouveau est tout aussi enthousiaste qu'une critique absolument unanime. Et à une époque où l'industrie du disque entre dans une interminable agonie, Corps & Armes se vend à plus de 100 000 exemplaires, chiffre significatif pour un album si exigeant à l'heure du tout jetable et du début d'essouflement des longs formats.
La tournée au long cours qui s'ensuit de novembre 2000 à août 2001, baptisée Tour de l'été sans fin, alterne Zénith et salles plus modestes, aires urbaines et villes moyennes, culminant avec une prestation inoubliable sur la scène des Nuits de Fourvière. Mais c'est à Bruxelles que le live est immortalisé sur un double album qui intercale subtilement les tubes d'hier et les compositions audacieuses d'Eden et Corps & Armes , agrémenté de Comme un Boomerang, dernier succès fulgurant de Daho en duo avec Dani, pour un résultat valant disque d'or.
Portrait de l'artiste en jeune homme
Réévolution (2003)
Mais Etienne, passé maître dans l'art du contre-pied, est désormais orphelin de ce rock qui l'a façonné avant de le faire roi. Et c'est très logiquement qu'il y revient et, dans ce sens, offre à Vincent Mounier, frère d'Hubert et ancien membre de L'Affaire Louis Trio, convié à tenir la guitare sur la dernière tournée, de coproduire Réévolution, énième réinvention musicale du Rennais dont l'inaugural Retour à toi résume bien l'état d'esprit.
Le chanteur y invite le groupe de la tournée à proposer des compositions, de même qu'il sollicite quelques aides extérieures (dont le fidèle Nicholas Dembling de Comateens, Gavin Skinner et un jeune duo baptisé Ginger Ale qui lui offre la matière du titre If dont il écrit les paroles très gainsbourgiennes à l'origine pour eux et qui devient un duo chanté... avec Charlotte Gainsbourg). Et Daho de composer lui-même une partie des morceaux, ce qu'il n'avait plus fait depuis Paris ailleurs – de la même manière que pour la première fois, un texte, Le jour et la nuit, n'est pas signé de sa main.
Il y a longtemps que la gestation d'un disque de Daho n'avait été aussi spontanée et détendue, ouverte aux intuitions. L'enregistrement est à l'avenant, le plus proche possible des conditions du live, redonnant une place importante aux guitares et cherchant à produire un effet comparable aux enregistrements de Phil Spector et son "Wall of sound". La carte de visite rock de l'album se trouve également renforcée par la présence sur Les liens d'Eros de l'icône des 60's Marianne Faithfull, qui vient notamment y lire un extrait de La Vénus à la Fourrure de son arrière-grand-père Sacher-Masoch.
Revenu à ses premières amours Daho livre avec Réévolution, un album d'une facture classique, débarassé de toute ambition conceptuelle, un pur et simple album de rock avec ses accélérations et ses ralentissements, ses montées euphoriques et ses descentes neurasthéniques, ses thématiques variées (sur la chanson titre Daho se livre à sa première incursion dans un propos politique). Une collection de chansons tels qu'en proposent classiquement les albums rock, ce qui explique que dans une discographie riche de marqueurs forts, le disque puisse sonner, selon l'humeur, au pire comme une étape relativement banale, malgré sa densité, au mieux comme un salvateur retour aux sources.
Comme un symbole, c'est une photo tirée de la série réalisée par Nick Knight treize ans plus tôt pour Paris ailleurs qui orne la pochette, portrait de l'artiste en jeune homme, comme pour souligner l'impuissance du temps à faire son oeuvre sur le Dorian Gray de la pop française dont l'image semble ici figée pour l'éternité. Si l'album reste globalement anecdotique, il passe plutôt bien l'épreuve du temps et se trouve néanmoins bien accueilli à sa sortie par la presse comme par le public (150 000 exemplaires vendus), ce qui s'avère d'autant plus fort que se promotion est réduite à la portion congrue.
Ne croyant guère au disque Virgin revoit également à la baisse les ambitions d'une tournée qui n'atteint pas les 20 dates, essentiellement dans des salles moyennes, loin du gigantisme des précédents tours. Ce qui contribuera à convaincre Daho qui fut sa toute première signature de quitter le label. C'est donc Capitol qui publie ce concept plutôt étrange de best-of live piochant dans le Réévolution Tour et, dans une moindre mesure, la tournée précédente, qui s'écoulera, preuve de l'efficacité proverbiale de Daho en concert à 120 000 exemplaires, soit à peine un tiers de moins que l'album studio à l'origine de la tournée.
Le languide twist de décombres
L'invitation (2007)
Au mitan des années 2000 l'hyperactivité d'Etienne Daho, à oeuvrer sur les projets des autres ou à multiplier les projets morts-né (comme cet album de reprises qui ne verra pas davantage le jour que des collaborations entrevues avec Mazzy Star ou les Raveonettes) cache peut-être une légère panne d'inspiration ou une tendance à repousser le moment de remettre l'ouvrage sur le métier après plusieurs albums où le Rennais a beaucoup donné. Et c'est en se tournant à nouveau vers Edith Fambuena et le fidèle guitariste de longue date Xavier "Tox" Géronimi, tous deux professionnellement perdus de vue, et une illumination induite par le Pop Satori Show initié par le Festival des Inrocks pour le 20e anniversaire de l'album, que Daho finit par remettre le pied à l'étrier.
Devant la foule de compositions et d'ébauches fournies par Tox, la lumière revient vite et des séjours ailleurs, toujours (Ibiza, Barcelone) achèvent de plonger l'auteur Daho dans des textes qui fouillent parfois au fond de l'homme Etienne. C'est d'ailleurs proprement ce qui sauve l'album, dont la matière est plus diversifiée que Réévolution, au point de ne guère savoir sur quel pied (nous faire) danser, de n'être pas encore plus anecdotique que son prédécesseur, les compositions, honnêtes, étant loin d'atteindre la grâce de Corps & Armes ou l'efficacité pop de Paris ailleurs. Ni les arrangements de cordes signés David Whitaker, l'audace grandiose de ce que lui-même et Will Malone avaient pu produire sur Eden ou Corps & Armes en corps. La faute sans doute à des chansons pas suffisamment abouties – dont certaines résonnent pourtant de belles promesses, comme le mazzystaresque Toi, jamais toujours, Un Merveilleux été, velvetien à souhait, ou le baudelairien Les fleurs de l'interdit.
Non, ce qui frappe ici, sur deux morceaux qui suffisent à tout renverser, c'est la découverte d'un chanteur qui, pour avoir souvent mué ses histoires d'amour et de ruptures en albums inoubliables ou ritournelles éternelles ne s'était jamais livré – à l'exception peut-être de De bien jolies flammes, période Eden, sur l'incendie traumatique de l'appartement oranais – comme il le fait sur Boulevard des Capucines et Cap Falcon, le titre qu'il a eu d'ailleurs le plus de difficulté à écrire. S'il a toujours pensé que retenir ses épanchements intimes et ses douleurs existentielles était la moindre des politesses, Daho pose ici son coeur sur la table et nous offre de regarder à l'intérieur. Dévoilant au passage que la lumière entrevue avec cet album était un clair obscur où, comme sur la pochette de L'Invitation, plane une ombre : celle du passé.
Sur Boulevard des Capucines, Etienne Junior se met dans la peau du démissionnaire Etienne Senior dont il a retrouvé à sa mort les lettres jamais envoyées qui lui étaient destinées. De cette matière, il tire une missive fantasmée écrite par le paternel, celui-là même auquel, averti de sa présence, il avait refusé l'accès à sa loge à l'Olympia en pleine Dahomania, ne partageant plus avec lui que le nom scintillant en couleur de sang au fronton de la salle mythique.
Si la chose résonne étrangement de ce "je" très trouble, c'est peut-être aussi parce qu'il se dédouble. Daho avouera sur le tard avoir reproduit le schéma paternel, où l'hédonisme l'emporte sur la responsabilité : père à 17 ans, en pleine euphorie rennaise, il a lui-même déserté la vie d'un fils qu'il n'était pas en mesure d'assumer. Et la lettre de Daho Senior à Etienne de sonner comme une demande de pardon de ce dernier à son propre fils et à l'inconséquence de sa jeunesse. Ainsi lorsque Etienne chante "Je te demande par cette lettre, mon garçon / De m'accorder ton pardon / Tu sais, quelle connerie ma jeunesse / Mon silence, quelle erreur, quelle perte de temps / Si je n'ai pas su te dire à temps / Que je pensais à toi, tout le temps / Mon guerrier, mon roi, mon petit prince / Epris de femmes et de vie légère / J'ai tant aimé, je suis sincère / L'étreinte de la liberté / Ni mari, ni père, et volage / Courant d'air et de passage / Sauras-tu me regarder / Mais tu ignores mes signes / Toi, mon cruel funambule / Alors je crache ces lignes / Fracassé et somnambule », ce sont les destinées des deux pères qui se regardent en miroir. Mais plus que cela, Boulevard des Capucines est aussi l'affirmation résiliente que l'on peut se construire dans l'abandon et l'absence. Que sans doute sans cela, Daho n'aurait pas été Daho. En tout cas pas celui-là.
Cap Falcon, de son côté tient autant du fantasme que de la résilience. S'il avoue n'avoir jamais remis les pieds là où il a passé ses jeunes années au pied des juke-box du bar grand-parental, pour ne pas en souiller le souvenir édénique, il en a souvent recherché l'atmosphère dans d'autres villes illuminées (Lisbonne, Ibiza). Le chanteur en propose ici, comme pour-lui même une visite là encore fantasmée, où il se souvient comme on rêve, comme un "voyageur égaré", de l'atmosphère si particulière de ce paradis alors en guerre : "les pluies torrentielles, les arcs en ciel, les flocons de l'été, le languide twist des décombres".
Les deux textes, magnifiquement et sobrement soulignés par les cordes de David Whitaker, figurent sans peine parmi les plus poignants écrits par l'enfant d'Oran. Sans doute parce que l'auteur, toujours à bonne distance ne tombe pas dans le piège tant redouté du pathos, imaginant ses narrateurs – son père, lui-même, les deux en même temps – comme des visiteurs en retrait, des voyageurs du temps conscients que ce dernier ne se rattrape pas et qu'il faut tirer de cette réalité une forme d'apaisement et le don du pardon.
L'ensemble suffit, sur la foi aussi de la réputation de son auteur, désormais incontournable icône de la french pop aussi bien que de la variété dans ce qu'elle a de plus noble et rassembleur de générations, pont sans fin entre les yéyés et la nouvelle scène française, francophone comme anglophone, à accrocher un nouveau disque d'or puis de platine. Et à multplier les hommages comme ce Daho Show proposé en prime time sur France 4 en décembre 2007 où en monsieur très loyal, Daho invite ses artistes préférés (de Sylvie Vartan à Phoenix, de Jarvis Cocker et Marianne Faithfull à Vanessa Paradis, de Bashung à Bat for Lashes) pour des prestations que l'usage maladroit du playback transforme malheureusement en revue de Playmobils chantant, ou quelques mois plus tard, la compilation hommage Tombés pour Daho. L'Invitation remporte même la Victoire du meilleur album rock, reconnaissance incongrue quand on songe qu'Eden ou Corps & Armes n'ont pas, eux, connu cet honneur.
L'Obsession Tour qui consacre l'album sur scène est autrement plus fourni que la précédente tournée même si elle n'investit, par choix, que des théâtres à taille humaine dont la Salle Pleyel où est gravée deux soirs durant le témoignage discographique de la tournée qui continue de témoigner de l'expertise croissante, dans un mélange d'abandon et de maîtrise, d'un chanteur qui balaie toujours un peu plus loin les critiques caricaturales sur ses talents vocaux.
Perverse madonne
Les Chansons de l'Innocence retrouvée (2013)
À l'aube des années 2010, c'est une parenthèse d'un genre inédit que s'offre Etienne Daho, lorsque Jeanne Moreau, présente un soir à Pleyel, est renversée par l'interprétation que le chanteur fait de Sur mon cou, un texte de Jean Genet qui fut l'ami de l'actrice. Un instant de grâce qui provoque une rencontre inattendue au cours de laquelle Etienne, touché, propose à Jeanne de l'accompagner à la réalisation d'un vieux rêve : une nouvelle adaptation musicale, quarante ans après celle de Marc Ogeret, du Condamné à mort de l'auteur éternellement insoumis.
La chose, sur une musique d'Hélène Martin, créatrice de cette adaptation en 1968, n'est pas aisée mais se révèle être un franc succès discographique et scénique, tant critique que public. Ce qui pourrait paraitre dans le deuxième cas improbable mais n'est que logique s'agissant d'une oeuvre capable d'assembler en une cathédrale de beauté démoniaque la trivialité du caniveau et la plus grande grâce poétique. Et par là de conquérir tout, tout le monde, et son contraire.
Dans la foulée, Daho travaille à la sortie d'une intégrale qui ne verra pas le jour, n'étant alors réédité qu'un album par décennie Mythomane, Corps & Armes et L'Invitation, Pop Satori l'ayant été en 2006, à la publication de Monsieur Daho, un best-of de ses chansons préférées – ce qui ne manque pas de créer un désaccord avec Capitol et provoque le départ de l'artiste chez Polydor. Y figurent nombre de duos parmi lesquels Amoureux solitaires en duo avec Calypso Valois, reprise également au programme d'un tribute inité par Daho au père de Calypso, Jacno, son compositeur originel. Le titre sort même en single, tout comme une nouvelle version de l'antique Il ne dira pas, vestige de Mythomane.
Lorsque paraît en 2013, Les Chansons de l'Innocence Retrouvée, Etienne Daho n'a plus rien publié d'original à son propre compte depuis 6 ans, délai inédit dans sa carrière, quand bien même les deux dernières décennies l'ont vu adopter un rythme moins soutenu. Pour ce projet, confiance est encore accordée à Jean-Louis Piérot avec lequel Daho co-écrit la plupart des titres. Auxquels s'ajoute, entre autres, une création intégrale proposée par Dominique A qui va comme un gant à Daho, En Surface.
La conception du disque est confiée au producteur de Last Shadow Puppets le projet pop orchestral des leaders d'Arctic Monkeys et The Rascals, Alex Turner et Miles Kane. La légère touche funk de l'album conduit Daho à proposer à Nile Rodgers de venir poser quelques riffs de guitare chaloupés. Et l'enregistrement de voir ainsi défiler une pléiade d'invités, outre MM. A et Rodgers, les claviers du nouveau petit prince new-wave Yan Wagner, la chanteuse Jehnny Beth, l'Atlas Mountain François Marry, le trio Au Revoir Simone et l'iconique Debby Harry (Blondie), idole de jeunesse de Daho pour laquelle il a écrit spécialement L'étrangère.
Un casting qui dévoile une fois de plus, la volonté conjuguée du chanteur de payer son dû à ses influences et de rendre à la jeunesse en vogue ce que ses aînés lui ont transmis. Et donne surtout un bel élan à des chansons plus inspirées que celles de L'Invitation, dont une poignée se dégage comme les tubes de jadis, tels La Peau dure, En Surface curieusement interprêtée dans une facture très proche de son auteur, ou Les Chansons de l'Innocence, embardée aux portes du disco.
Car dans ce magma collaboratif Daho semble ici revivre l'effervescence de ses jeunes années, ce qui donne au titre de l'album, référence à peine masquée au poète pré-romantique anglais William Blake, une signification particulière. Et un bel exemple de pied de nez à la frontière entre innocence et péché, symbolisée par une pochette où un Daho pose comme sur un selfie volé avec une femme dépoitraillée, hasard d'une rencontre à Ibiza avec un modèle érotique, incarnation possible de la "perverse madonne" de la chanson titre, captée par Richard Dumas, qui expose la jaquette à une censure souhaitant cacher ces seins qu'elle ne saurait voir. Surtout, Daho fait quelque peu dévier des préoccupations plus socialement existentialistes (sur Un bonheur dangereux, Les Chansons de l'Innocence, Un nouveau printemps, en référence au Printemps arabe) parsemées comme souvent de références plus ou moins subliminales à la pop culture (Debbie Harry donc, Genet encore, Truffaut, Bacon...).
Sorti avec un peu plus d'un mois de retard, son auteur ayant failli succomber à une péritonite, l'album gagne comme d'usage ses galons de disque d'or puis de platine, franchissant la barre des 100 000 exemplaires. Quand bien même les critères d'attribution ont été revus à la baisse (le nombre d'exemplaires requis ayant été divisé par deux en 2009) dans la décrépitude sans fin de l'industrie du disque, le chiffre reste l'exception pour un chanteur qu'honore la Sacem avec le Grand prix de la chanson française pour l'ensemble de son oeuvre, nouvelle marque de consécration qui s'accompagne plus tard d'une BD qui chronique les années de gestation des Chansons de l'Innocence retrouvée et la tournée Diskönoir qui s'ensuit. Laquelle investit assidûment les festivals jusqu'ici rarement fréquentés par Daho et donne le temps d'un soir à Rennes comme un air de retour aux sources lorsque les anciens Marquis de Sade Philippe Pascal et Frank Darcel le rejoignent sur scène. Une reconnection avec les jeunes années qui n'est pour le chanteur que la marque d'un énième nouveau départ.
Au milieu du jardin
Blitz (2017)
CComme souvent, c'est encore à Londres, où il a fini par investir un bien commode pied-à-terre du côté d'Earl's Court, que Daho rouvre en grand les chakras de l'inspiration. Là, les sens toujours aux aguets, Etienne tombe en amour pour un obscur groupe baptisé Unloved et le charme vocal de sa chanteuse Jade Vincent et se retrouve à visiter la chambre mythique de Syd Barrett, celle-là même qui figure sur la pochette de The Madcap Laughs, son bijou solo. Deux épiphanies qui suffisent à donner, en empruntant toutes sortes de chemin, la direction psychédélique du successeur des Chansons de l'Innocence retrouvée. La genèse en est confiée aux bons soins de Fabien Waltmann dont le travail de l'ombre sur Eden et Corps & Armes fait soudainement germer dans l'esprit du chanteur l'idée de lui offrir de co-composer avec lui une large partie du disque – Unloved ayant déjà offert deux compositions dont The Deep end chanté en duo avec Daho par Jade Vincent.
Le processus d'écriture fonctionne entre Waltmann et Daho comme une sorte de cadavre exquis en forme de ping-pong musical. Une immersion aussi dans l'univers de Syd Barrett dans laquelle est convié le guitariste François Poggio. Offrande tardive mais presque inévitable au membre fondateur de Pink Floyd, influence séminale d'un chanteur redevable. Le tableau est complété par Jean-Louis Pierot afin d'étoffer la richesse des atmosphères. Comme à son habitude, l'enregistrement voit défiler une kyrielle d'invités dont Calypso Valois, sa filleule, et l'un des plus dignes successeurs du Rennais, le petit génie montant de l'électro-pop française Flavien Berger.
Oeuvre païenne et pop aux airs de purgatoire ouvert aux quatre vents (le patronnage défroqué de Dante, de Milton et du peinte Jérôme Bosch se fait sentir) Blitz se présente comme une suite de visions, de tableaux furtifs, foudroyants et immersifs (louée soit une impeccable production suivant les préceptes du "Wall of sound" de Phil Spector) convoquant les premiers temps (bibliques, païens) et les états seconds. Ceux hérités des paradis artificiels (Chambre 29, hommage à Syd Barrett) ou de l'effondrement du corps, Les Flocons de l'été , son Sister Morphine, évoque l'épisode presque mortel de la péritonité contractée par le chanteur au moment de la sortie des Chansons de l'Innocence. La mort rôde ici partout, notamment dans Le Jardin, à l'évocation du décès de sa soeur aînée qui avait tant obscurci la belle fin d'année 2015 du chanteur, où sur Après le Blitz qui évoque le spectre du danger dans la France post-attentats et appel à faire front en faisant oeuvre de légèreté et de transgression.
Ainsi slalome ce Blitz, à coups de textes cryptiques comme jamais Daho n'en a écrit, entre la conscience du danger et l'envie de s'y frotter, entre tension permanente et tentation hédoniste radicale. En témoigne sa pochette, où un Daho en motard extérieur queer, travaillant plus que jamais l'ambiguité, exhale une fumée psychoactive ravivant, en une Equipée (très) sauvage, les vapeurs libidineuses homo-sado-maso-érotique du Scorpio Rising de Kenneth Anger, du Portier de Nuit de Liliana Cavani, du Querelle de Fassbinder (adapté de... Genet).
Aussi percutant que languide, lumineux qu'aspiré par les ténèbres (The Deep End, comme une messe noire), sexuel et sensuel, Blitz, dont le titre tranchant évoque la tentative d'invasion de l'Angleterre par l'Allemagne nazie, sonne comme un retour au sommet pour Etienne Daho que l'ensemble des médias – spécialisés ou non – consacre désormais comme une figure incontournable de la chanson française, une icône absolue aussi branchée que patrimoniale, désormais tête d'affiche incontournable des grandes kermesses festivalières de l'été. Rarement la promo d'un album du Rennais aura autant fait l'effet d'un rouleau compresseur. Et il ne faut pas plus d'un mois pour faire de cet album éclair un disque d'or fin 2017. Deux mois plus tard, comme un symbole, les Victoires de la Musique déroulent le tapis rouge à celui qu'elles n'ont pas assez souvent salué, décernant un trophée d'honneur à Daho pour lequel la nouvelle génération à les yeux de Chimène. Et qu'il photographie, entre autres, à la Philharmonie, pour l'exposition dont il est le commissaire prisé.
Les Paradis perdus
EDENDAHOTOUR (2019)
De ce genre d'effusion, semblable à celle entrevue lors de ces fameuses Victoires, on ne peut tirer qu'un constat : la preuve que toujours avec Etienne Daho, passé et avenir se replient l'un sur l'autre pour sacraliser l'instant – ce dont Le Premier jour (du reste de ta vie) pourrait être la profession de foi, l'instance programmatique. Il n'en est pas autrement pour le projet fomenté cette année par Etienne Daho : sans qu'aucun anniversaire ne vienne justifier l'initiative, le Rennais a entrepris de rééditer Eden, l'album chéri, la pierre angulaire d'une carrière à deux faces et au mille visages, le disque qui a permis au chanteur de ne pas tomber dans les pièges de la Dahomania et de réinventer son songwriting sans jamais se renier.
Qui mieux, en effet, que cet Eden, que Daho jouera en tournée accompagné d'un orchestre à cordes – à Lyon avec les musiciens de l'ONL – pour honorer cet art de la métamorphose jamais surjouée. Et symboliser un artiste qui jamais n'aura cessé, en un incessant mouvement de balancier, de faire de sa carrière un éternel retour multipliant les come-back quand bien même il ne serait jamais vraiment parti, d'approcher chaque album comme s'il était le premier, de ressusciter au sens propre comme au figuré, de survivre à tout, au temps comme aux avanies existentielles, Homme qui marche esquivant Le Baiser du destin, occupé toujours à sa propre Réévolution : trouver L'Ouverture, à l'affût de L'Etincelle qui lui permettrait de se tenir encore et toujours debout Au commencement, Retour à [s]oi perpétuel. Changeant de peau et d'oripeaux pour toujours rester le même en se trouvant toujours un peu plus, par petites touches. Sans pour cela jamais se perdre. Sans non plus que Daho ne parvienne à démasquer tout à fait Etienne, s'appliquant à maintenir sur lui le voile du mystère, sur ce que la pudeur interdit de dire des paradis perdus après lesquels continue de courir, à la fois insouciant et grave, l'enfant de Cap Falcon.
Étienne Daho
À l’Auditorum de Lyon le samedi 23 novembre à 20h
Ici-bas - Les mélodies de Gabriel Fauré. Avec aussi Elise Caron, Hugh Coltman, John Greaves, Piers Faccini, Kyrie Kristmanson, Himiko Paganotti, Albin de la Simone, Rosemary Standley
A l'Auditorium de Lyon Dimanche 24 novembre à 20h
Illustration : François Leconte
Crédits photos : Mythomane - Antoine Giacomoni / La Notte la note - Pierre et Gilles / Tombé pour la France - DR / Pop Satori - DR / Pour nos vies martiennes - Guy Pellaert / Paris Ailleurs - Nick Knight / Résérection - Pierre et Gilles / Eden - Donald Christie / Corps & Armes - Inez van Lamsweerde & Vinooh Matadin / Réévolution - Nick Knight / L'invitation - DR / Les Chansons de l'innocence retrouvée - Richard Dumas / Blitz - Pari Dukovic