Dimanche 7 juin 2020 Focus sur deux sorties ayant beaucoup en commun, même si l'une ira en salles et l'autre s'en passera : Canción sin nombre et Nuestras Madres, Caméra d’Or à Cannes l'an dernier.
Ladj Ly : « ma banlieue est joyeuse, mais ça peut partir en vrille »
Par Vincent Raymond
Publié Mardi 19 novembre 2019 - 3258 lectures
Photo : © Renaud Konopnicki
Les Misérables
De Ladj Ly (Fr, 1h42) avec Damien Bonnard, Alexis Manenti, Djebril Didier Zonga...
Les Misérables / Il y a quelques années, Ladj Ly tournait Les Misérables, court-métrage matriciel dont l’accueil a permis (dans la douleur) la réalisation de son premier long en solo. Primé à Cannes, il est à présent en lice pour représenter la France dans la course à l’Oscar du meilleur film étranger.
Comment vous êtes-vous remis dans l’énergie du court-métrage ?
Ladj Ly : J’avais toujours eu cette idée de faire un long-métrage : plein de séquences étaient écrites. Mais comme vous savez, c’est le parcours du combattant de tourner un long. J’ai voulu faire le court pour rassurer et montrer que j’étais capable de faire de la fiction et des trucs cool. Ça aurait pu tomber à l’eau, mais j’étais convaincu par cette stratégie. Je savais ce que je voulais : mon énergie était déjà là. Ce court a bien marché dans les festivals, on a gagné un quarantaine de prix. Et malgré ça, on a quand même eu du mal à financer le long…
à lire aussi : La Cité a craqué : "Les Misérables"
Malgré votre parcours et À voix haute, vous aviez encore besoin de prouver des choses ?
Clairement. Ça fait vingt ans qu’on fait des films avec Kourtrajmé ; notre parcours est assez riche, avec des clips, du long du documentaire… Mais malgré tout ça, c’est compliqué de faire financer un projet. J’ai galère à financer le film alors que la même année j’avais eu mon court et mon documentaire sélectionnés aux César. C’est un problème !
À quoi l’attribuez-vous ? Au fait que vous ayez pris des chemins de traverse ?
On sait tous que ce genre de sujet est compliqué : un banlieusard qui fait un film sur la banlieue, qui veut traiter de sujets sensibles, quelque part, c’est pas évident.
Aujourd’hui, vous vous retrouvez en compétition pour les Oscars, sans l’avoir voulu ou presque…
Clairement, je ne l’ai jamais voulu ! Je voulais juste financer un film. Et c’était déjà pour moi une victoire. De fil en aiguille, on se rend compte qu’on va en sélection officielle à Cannes, que je suis le premier Franco-Africain en compétition ; quelques mois après on apprend qu’on est en lice pour les Oscars, qu’on représente la France… Entre-temps on a gagné une dizaine de prix pour le film qui n’est même pas encore sorti, donc c’est complètement fou, oui.
Les Misérables est construit comme une spirale : il s’ouvre sur un mouvement joyeux, avec l’idée d’une concorde nationale et avance en accélérant en suivant une logique d’enferment et de réclusion absolue.
Les gens ont l’image que tout le monde est méchant et que c’est triste dans la banlieue… Ma banlieue est tellement joyeuse ; il y a une énergie folle mais aussi ce truc qui fait qu’à tout moment, ça peut dégénérer. Dans cette première séquence de la Coupe du Monde, c’est joyeux mais en même temps il y a une tension. La musique apporte un truc : c’est joyeux mais ça peut partir en vrille. On ne sait pas quand ça va dégénérer, la tension est omniprésente.
Dans la première moitié du film, on est vraiment en immersion, on prend le temps dans le quartier de découvrir les gens et de voir comment ça se passe. À partir du moment où l’on a fini cette petite immersion, on entre dans le vif du sujet…
L’immersion se fait grâce au "bacqueux extérieur" arrivé de sa province…
J’ai trouvé intéressant de raconter cette histoire à travers son regard, c’est-à-dire celui du nouveau qui découvre la Cité et ne connaît pas du tout cet univers. Personne n’aurait attendu cette histoire du point de vue d’un policier ; je trouvais ça plus intéressant et plus malin.
Vous avez tourné ce film un an avant la séquence dite des Gilets jaunes. Imaginiez-vous que vous auriez raison à ce point là ?
Il y a des gilets oranges dans le film, c’est pas loin ! (sourire) Le sujet, on le connaît un peu : on sait ce que c’est que vivre dans des conditions dures et avec les violences policières. Avec le mouvement des Gilets jaunes, les Français découvrent que la police française est violente. Mais ça ne date pas d’aujourd’hui. Merci les GJ d’avoir mis en lumière les violences policières et toutes les difficultés que l’on peut rencontrer dans ce pays.
Qu’est-ce qui fait que les artistes semblent anticiper les faits sociaux ?
Pour ma part, je suis sur le terrain. J’ai grandi à Montfermeil, j’y habite toujours ; je sais ce qui se passe contrairement aux politiques qui sont dans leur petite bulle, pas au courant de la réalité. Nous, en tant qu’artistes, on est forcément connectés avec la vraie vie, en fonction du travail qu'on fait. Je parle de banlieue, je connais la banlieue.
Je viens du documentaire ; je pars du principe que documentaire ou fiction, pour moi c’est pareil : c’est un témoignage que j’apporte. Ici, j’ai trouvé l’exercice intéressant de ramener le documentaire dans la fiction et d’avoir ce mélange pour qu'on se demande si c’est de la fiction ou pas.
Par moments, j’ai voulu garder cette couche très réaliste, caméra épaule. C’est ma marque de fabrique. Je vais continuer dans cette façon de faire : j’aime beaucoup les deux.
Vous avez beaucoup travaillé en collectif ou en duo. Le passage en solo est-il définitif ?
C’est en fonction des projets, il n’y a pas de règle. Quand le projet m’intéresse, j’y vais. Si on doit le réaliser à 4, ça ne me dérange pas du tout. Après, j'ai mes projets perso. Je ne me dis pas que je veux réaliser mes projets seul. Je suis assez ouvert.
L’idée du collectif est dans l’ADN de Kourtrajmé ; elle intègre aussi désormais la transmission dans l’école que vous avez créée…
L’idée c’est de renvoyer la balle, de faire partager notre expérience. Je l’ai créée il y a un an, on forme trente jeunes aux métiers du scénario, de la réalisation et de la postproduction. On a produit cinq courts métrages, on développe déjà deux longs. C’est concret : les gens qui arrivent partent de rien et à la fin, ils parviennent à faire leur film. Ce concept d’école qu’on a développé nous tient à cœur : on en a ouvert une à Montfermeil-Clichy ; on en ouvre une autre à Angoulême l’année prochaine, en Afrique. L’idée, c’est d’en ouvrir partout.
Kourtrajmé va devenir un label respectable alors qu’il est né en marge des réseaux…
Exactement. On est partis d’un collectif de potes, on a toujours voulu être hors cadre. Depuis toujours, on disait que le cinéma français nous faisait chier. On voulait faire nos trucs à nous, avec notre énergie. Mais notre école est très peu soutenue : ça se fait avec des bonnes énergies, des potes qui aident. C’est “Kourtrajmé style“. C’est important, c’est notre identité. On continue tous à se conseiller sur nos projets. C’est une famille qui a pris son envol : Kim Chapiron, Romain Gavras, Mouloud Achour sur Canal+…
Kim Chapiron a dû partir aux État-Unis pour mener à bien certains projets. Redoutez-vous d’avoir à en faire autant ?
Pour l’instant, ce n’est pas une envie. Peut-être dans quelques années. J’ai déjà les deux prochains prévus à tourner alors pour l’instant, je me concentre ici. J’ai d’autres choses à faire avant de partir.
pour aller plus loin
vous serez sans doute intéressé par...
Vendredi 29 mai 2020 Un jeune couple pris au piège dans une maison-témoin diabolique doit élever jusqu’à l’âge adulte un bébé tyrannique comme tombé du ciel. Une fable de circonstances, entre "Le Prisonnier", "La Malédiction" et le mythe de Sisyphe. En VOD.
Mardi 4 février 2020 Moribond il y a vingt ans, fracassé non pas par un capitaine, mais par un cavaliere à la tête de son armée de chaînes de télévisions, le cinéma italien a repris quelques couleurs, trouvant de dignes héritiers à ses glorieux aînés avalés...
Mardi 28 janvier 2020 Après quelques éditions plus resserrées, les Rencontres renouent en 2020 avec la formule à cinq jours. Voilà qui leur permet de déployer une vaste gamme de temps (...)
Mardi 7 janvier 2020 Fraîchement séparés, Joëlle et Kamel se côtoient tous les jours au sein de l’équipe de la Maire de Montfermeil, une illuminée rêvant, entre autres excentricités des années 1980, d’implanter une école de langues démesurée dans cette cité de banlieue....
Mardi 17 décembre 2019 Une guerre des gangs de voleurs de motos laisse Zhou Zenong blessé et en cavale dans la région du Lac aux oies sauvages, traqué par les hommes du capitaine Liu. Alors qu’il s’attend à retrouver son épouse Yang Shujun, c’est une mystérieuse...
Mardi 10 décembre 2019 L’inéluctable destin d’un paysan autrichien objecteur de conscience pendant la Seconde Guerre mondiale, résistant passif au nazisme. Ode à la terre, à l’amour, à l’élévation spirituelle, ce biopic conjugue l’idéalisme éthéré avec la sensualité de la...
Mardi 19 novembre 2019 24 heures de feu dans la vie d’une banlieue dans les pas d’un équipage de la BAC, quand tout dérape. Prix du Jury amplement mérité (et joliment partagé avec Bacurau) à Cannes 2019 pour ce premier long par bien des aspects plus prémonitoire que...
Mardi 12 novembre 2019 Et si le bonheur de l’Humanité se cultivait en laboratoire ? Jessica Hausner planche sur la question dans une fable qui, à l’instar de la langue d’Ésope, tient du pire et du meilleur. En témoigne son interloquant Prix d’interprétation féminine à...
Mardi 5 novembre 2019 Seul contre tous (ou presque), le patron de Xilam a voulu et porté ce projet atypique, s’inscrivant dans le sillage des grands producteurs indépendants voyant au-delà du tiroir-caisse, l'œuvre en devenir dans le projet cinématographique. Un exemple...
Mardi 5 novembre 2019 Avant de remporter le Grand Prix de la Semaine de la Critique (une première pour un film d’animation) et le Cristal à Annecy, le premier long-métrage de Jérémy Clapin a connu une lente maturation en dialogue et confiance avec son producteur ainsi...
Mardi 15 octobre 2019 Italie, années 1980. Afin d’échapper à la guerre des clans minant la Cosa Nostra, Tommaso Buscetta s’est réfugié au Brésil d’où il assiste à l’élimination des siens. Son arrestation, puis son extradition le conduisent à collaborer avec la justice,...
Mardi 15 octobre 2019 Pour s’en sortir, un intérimaire se lance dans l’entrepreneuriat franchisé avec l’espoir de s’en sortir… précipitant sa chute et celle de sa famille. Par cette chronique noire de l’ère des GAFA, Ken Loach dézingue toujours plus l’anthropophagie...
Mardi 24 septembre 2019 Est-ce une preuve de courage ou bien, simplement, de lucidité ? Avoir placé Les Misérables au palmarès en lui réservant son Prix était, pour le Jury de Cannes, (...)
Mardi 3 septembre 2019 Sortie triomphalement au printemps, la Palme d’Or laisse un boulevard aux films de l’automne, qui se bousculent au portillon. À vous de les départager, ex aequo autorisés…
Mercredi 14 août 2019 Les coulisses de l’usine à rêves à la fin de l’ère des studios, entre petites histoires, faits divers authentique et projection fantasmée par Quentin Tarantino. Une fresque uchronique tenant de la friandise cinéphilique, mais qui s’égare parfois...
Mardi 4 juin 2019 Une famille fauchée intrigue pour être engagée dans une maison fortunée. Mais un imprévu met un terme à ses combines… Entre Underground et La Cérémonie, Bong Joon-Ho revisite la lutte des classes dans un thriller captivant empli de secrets....
Jeudi 23 mai 2019 Le troisième long-métrage de Justine Triet, "Sybil", sera le dernier à être présenté aux jurés du 72e festival de Cannes. Avant les marches et donc le palmarès, la scénariste-réalisatrice évoque la construction de ce film complexe et...
Vendredi 17 mai 2019 On connaît à présent le programme de la programmation des films issus du festival présentés “en léger“ différé de la Croisette… mais en avant-première de leur sortie (...)
Mardi 21 mai 2019 Une psy trouve dans la vie d’une patiente des échos à un passé douloureux, s’en nourrit avec avidité pour écrire un roman en franchissant les uns après les autres tous les interdits. Et si, plutôt que le Jarmusch, Sibyl était LE film de vampires en...
Mardi 21 mai 2019 Après un passage à l’acte, un ado radicalisé est placé dans un centre de réinsertion semi-ouvert où, feignant le repentir, il prépare sa récidive. Un nouveau et redoutable portrait de notre temps, renforcé par l’ascèse esthétique des frères...
Mercredi 15 mai 2019 Quelle mouche a piqué Jim Jarmusch (ou quel zombie l’a mordu) pour qu’il signe ce film ni série B, ni parodique, ni sérieux ; ni rien, en fait. Prétexte pour retrouver ses copains dans une tentative de cinéma de genre, ce nanar de compétition figure...
Mardi 14 mai 2019 Un cinéaste d’âge mûr revisite son passé pour mieux se réconcilier avec les fantômes de sa mémoire et retrouver l’inspiration. Entre Les Fraises sauvages, Stardust Memories, Journal Intime et Providence, Almodóvar compose une élégie en forme de...
Vendredi 10 mai 2019 Oubliez votre tenue de soirée et les frais kilométriques : la Croisette se déplace dans votre cinéma ! L’opération existe depuis déjà sept ans à Paris dans la salle (...)
Mardi 12 décembre 2017 À l’Auditorium, vous partez à New York et plus précisément sur l’une des avenues les plus mythiques, les plus folles de la ville : Broadway.
Mardi 5 février 2013 À force d’adaptations, le roman de Victor Hugo devait en arriver là : la version filmée de la version anglaise de la comédie musicale. Elle confirme les limites de Tom Hooper derrière une caméra et accumule les faiblesses manifestes et les fautes de...
Mercredi 20 juin 2012 En l’absence d’annonce du prochain Prix Lumière, repoussée sine die, la programmation du prochain festival Lumière fait figure de poulet sans tête : on ne commentera donc que les plumes et les pattes.
Christophe Chabert