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La musique selon David Byrne

Qu'est-ce que c'est ? / Fidèle à sa réputation de musicien lettré et curieux, l'ex-Talking Heads David Byrne a publié en 2012 "How Music Works", un copieux ouvrage qui décortique, toujours à hauteur d'humain et avec pédagogie, tout ce qui conditionne la musique, de sa création à sa diffusion sous toutes ses formes. Un livre que la Philharmonie de Paris a fait traduire et publié l'an dernier sous le titre "Qu'est-ce que la musique ?", et qu'il faut lire absolument.

Il y a des moments comme ça où l'ennui finit par nous inonder de questions jusqu'alors souterraines : "où est-ce que j'ai foutu le Cluedo ?", "combien de temps faut-il rester dans son bain pour avoir les doigts frippés", "Pourquoi la vie ?", "Ne faudrait-il pas remplacer l'expression "l'effet papillon" par "l'effet pangolin ?" "Mais au fait, qu'est-ce que la musique ?".

On ignore dans quelles circonstances cette dernière question est venue à l'esprit de l'ancien leader des Talking Heads, David Byrne. Toujours est-il qu'il se l'est suffisamment posée – même si dans sa version anglophone, How music works, ce n'en est pas une – pour avoir envie d'y répondre. Et pas par une pirouette, non : par un travail de fourmi tout autant basé sur des recherches approfondies, une remarquable érudition que sur sa propre expérience de musicien, des premières scènes à la fin des années 60 à ses toutes dernières productions, toujours impeccables après toutes ces années, ses nombreuses incursions dans les arts visuels et scéniques, en passant donc par cette parenthèse enchantée et fondatrice que furent les Talking Heads.

L'interrogation pourrait paraître futile et anecdotique, en réalité elle est essentielle, tant elle recouvre, au-delà des simples questions esthétiques (la question des genres sur laquelle Adorno avait bâti une théorie particulièrement segmentante de la musique et extrêmement sévère à l'encontre de la musique pop), des données historiques, sociologiques, économiques, politiques, techniques bien sûr, qui relèguent le plus souvent l'inspiration – cette muse aux propriétés divines – au rang de cerise posée sur un gâteau qu'on a fini par oublier de considérer.

L'empire de Byrne

On aurait pu s'attendre, eu égard à la réputation de musicien intellectuel de Byrne, à un ouvrage passablement théorique, pour ne pas dire ésotérique. Il n'en est rien : l'approche choisie par le new-yorkais est infiniment modeste et abordable, et surtout résolument terre à terre. Ce qui l'intéresse est ici moins une approche théorique – à l'image du Dialectique de la pop d'Agnès Gayraud, autrement plus cérébral dans son dépeçage de la thèse d'Adorno – qu'une auscultation de "l'objet" musique, à ses conditions de production, de diffusion et de réception, ces trois domaines étant en réalité intimement liées – et c'est là que l'expérience empirique du musicien Byrne vient enrichir le propos :

« il ne s’agit pas d’un récit autobiographique sur ma carrière de chanteur et de musicien, mais ma compréhension de la musique s’est naturellement approfondie au fil des années passées à enregistrer et à me produire sur scène. J’ai puisé dans cette expérience pour illustrer conjointement les évolutions de la technologie et celles de ma pensée sur les enjeux de la musique et de la performance. (…) Faire le récit de mes performances est une façon de retracer le développement d’une philosophie en perpétuelle construction. »

Le musicien et l'architecte

Dans un premier chapitre baptisé Création à rebours, Byrne énonce que la structure des lieux où et pour lesquels la musique est composée a bien davantage présidée à sa forme finale que la magie de l'inspiration. Ainsi que la manière dont ces conditions sont un préalable à son évolution à travers ce que l'homme fait encore de mieux depuis la nuit de temps : s'adapter – sublime parallèle établi avec la capacité des oiseaux à moduler leur chant, en se calquant sur leur environnement sonore.

Mais « de la même manière que l'acoustique d'un lieu détermine l'évolution de la musique qu'on y joue, certaines propriétés acoustiques – et notamment celles qui affectent la voix humaine – peuvent présider au choix de la structure et de la forme d'un bâtiment » Et Byrne de montrer comment certains musiciens, comme Wagner, ont voulu concevoir des lieux adaptés à leur vision de la musique, des temples musicaux dont l'architecture et l'acoustique permettraient la mise en œuvre d'une aspiration esthétique (ainsi du théâtre de Bayreuth que Wagner fit construire pour rendre grâce à son goût pour l'emphase, montrant ainsi que l'architecture des salles n'est jamais innocente et ne peut accueillir de manière optimale tous les genres musicaux).

Ainsi ces lieux ont-ils fini par édicter leurs propres règles d'abord musicales, par l'acoustique, puis sociales : on ignore trop souvent que l'ambiance compassée d'un opéra est à mille lieues de ce qu'elle était au XVIIIe siècle, où l'on mangeait, parlait bruyamment, jusqu'à apostropher les musiciens – pratiques que l'usage a fini par bannir, coupant le genre de son audience populaire pour le réserver aux nantis.

Le studio-instrument

Plus loin, en convoquant la question de la reproductibilité et de la médiatisation de la musique – développée d'une manière plus globale par l'école de Francfort –, à travers aussi sa propre expérience du studio, des débuts des Talking Heads à son récent American Utopia, sans oublier ses expériences fondatrices aux côtés de Brian Eno, pour les Talking Heads mais surtout pour l'album culte que Byrne a cosigné avec le savant fou de Roxy Music, My Life in the Bush of Ghost, Byrne démontre comment le simple compositeur a cessé d'être le seul maître à bord de la création, « une grande partie du processus créatif [se trouve] entre les mains du producteur, du monteur et de l’ingénieur du son » écrit-il.

Et d'ajouter : « On comprend pourquoi les musiciens et les ingénieurs du son tendent à tenir des propos mystiques sur les studios où ont été réalisés des enregistrements marquants. Tout se passe comme si glorifer l'aura de ces lieux était une manière d'admettre que le talent ne suffit pas. » Et de confier que ce n'est vraiment qu'à l'arrivée d'Eno à la console, lequel disait « que le studio était devenu un outil de composition », que les Talking Heads se sont mis à sonner comme ils l'entendaient, leurs premiers essais discographiques n'étalant que la frustration sonore du groupe – ce dont on n'est pas obligé d'avoir conscience en écoutant 77, « expérience douloureuse » qui n'en est pas moins devenue un classique.

Voir des corps

Or, ce travail en studio ne serait rien s'il n'était validé ou précédé de l'expérience du live, en tant qu'expérience partagée, et son influence sur le processus d'écriture musicale et le processus artistique tout court – « À cette époque, les gens ne pouvaient se contenter d'un album génial. Comme disait Lou Reed : "les gens voulaient voir des corps" ». Intuition reedienne que Byrne étaye ainsi : « la communion d'un public qui assiste à une performance partagée en direct – cette expérience partagée avec d'autres corps qui vivent la même chose au même moment dans la même pièce – a aussi quelque chose de différent de l'écoute de musique au casque. Souvent la simple présence massive de fans définit tout autant l'expérience que ce qu'ils sont venus voir. C'est un événement social, l'affirmation de l'existence d'une communauté et c'est ainsi dans une certaine mesure, l'occasion de s'abandonner au sentiment d'appartenir à une plus vaste tribu »

Mieux le showman, ancien timide à tendance autistique, nous explique par le menu de quelle manière il a appris à apprivoiser le sien, de corps, et son expression, depuis les premiers raouts un peu gauche au CBGB – « le spectacle n'était pas aussi fascinant qu'un accident de la route, comme l'a écrit un critique. Pourtant on n'en était pas loin.» – à l'ahurissante tournée qui donna lieu au film-documentaire de Jonathan Demme, Stop Making Sense (1984) dont le leader des Talking Heads nous narre la gestation passionnante dans les moindres détails. Un concert, également immortalisé sur disque, qui est devenu plus qu'une performance live : un classique à part entière de la discographie du groupe, au même titre que ses albums studio les plus aboutis.

La liberté du contexte

Dans une perspective quasi spinoziste – «telle est cette liberté humaine que tous les hommes se vantent d'avoir et qui consiste en cela seul que les hommes sont conscients de leurs désirs et ignorants des causes qui les déterminent » écrit Spinoza dans Lettre à Schuller, opposant la liberté définie comme libre arbitre, à l'idée de nécessité et de déterminisme – Byrne nous montre plus généralement qu'il n'est point de liberté artistique qui ne soit guidée par un contexte, des possibilités et des contraintes, un accès (ou un non accès) à une technique, l'empreinte d'un milieu socio-culturel, et donc pour ainsi dire avec les moyens du bord.

Ainsi lorsqu'il prend pour exemple les conditions socio-culturelles du développement d'une scène musicale – à l'exemple de celle du New York post-punk du Lower East side et du CBGB – ancienne salle de country dont Byrne explique à quel point l'atmosphère confinée, l'acoustique et les pratiques qui y étaient à l'œuvre (la rémunération des groupes, ce genre), ont contribué à façonner une esthétique mais surtout une scène, une famille artistique, certes disparate mais insécable, qui entrera dans la légende. Où l'on apprend au passage et à rebours de tout préjugé que « le son y était étonnamment bon » – ce qui n'est pas la première caractéristique venant à l'esprit concernant cet infâme boui-boui crasseux.

La musique : une forme morale

La musique est donc une affaire matérielle et l'auteur en exclut volontairement la dimension spirituelle ou esthétique. Mais il n'en écarte pas pour autant le caractère sensible – celui de l'expérience, immédiate ou non – qui demeure et se trouve à l'origine de son interrogation première – pourquoi est-ce qu'une chose aussi volatile que la musique, cet « objet totalement éphémère » nous touche tellement ? – et l'on comprend bien évidemment que ce qui se joue dans ce moment de la musique américaine, dans cette effervescence créatrice et cette émulation est au-delà d'une simple conjonction de conditions.

De même concernant l'intérêt développé par Byrne pour les musiques non occidentales – qui alimentent la plupart des expérimentations élaborées avec Eno en une sorte de friction, de collision même, entre la recherche fondamentale et l'essence des formes primordiales (ou pensées comme telles parfois à tort) de la musique, pour lesquelles il créera notamment un label réputé pour son caractère défricheur : Luaka Bop. Et cet au-delà c'est bien une curiosité, une volonté de partage, une ouverture qu'il est bien difficile de théoriser mais qui irrigue toute l'œuvre de Byrne : la curiosité intellectuelle jamais coupée de l'expérience instinctive qui emporte les sens vers l'exultation du corps (celui-là même dont parle Lou Reed), à travers la danse, la transe, et dont on a tiré la pop, la musique populaire, jamais à l'abri d'être également savante.

Toute chose dont les Talking Heads sont l'une des plus parfaites incarnations, qui parle au corps sans jamais insulter l'intelligence – déjà l'art-punk pratiqué par le groupe sortait-il du simple cadre anarchique, pour livrer deux récits : « une histoire et le discours sur la manière dont elle est racontée », livrer un propos artistique musical et dans le même mouvement, son propre commentaire.

Au fond, la vision byrnienne de la musique, qu'on ne tiendra pas comme une vérité définitive mais une possible piste de réflexion, telle qu'il l'énonce dans un chapitre consacré à la pratique amateur – après tout la plus répandue – pourrait se résumer ainsi tout en circonscrivant fidèlement sa démarche : « la musique est une forme morale lorsqu'elle est intégrée à la trame d'une communauté tout entière ». La musique serait ainsi ce trait d'union avec notre environnement mais aussi un monde plus vaste ; ceux avec qui on la partage ; mais peut-être aussi, et surtout, avec une part de nous-même qui ne nous serait pas immédiatement sensible sans elle, une partie enfouie de notre personnalité profonde.

David Byrne, Qu'est-ce que la musique ? (Éditions de la Philharmonie de Paris)

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