Chronologie des médias vs. Covid-19 : Chronos contre Thanos

La fermeture des salles de cinéma en France, comme sur la quasi totalité de la planète n’est qu’un aspect (un symptôme) de la vitrification de l’industrie du 7e Art — tous les tournages s’étant stoppés. Cette mise en sommeil a des répercussions immédiates considérables…

Dans Avengers : Endgame, plus gros succès au box-office mondial de l’Histoire, les mutants de Marvel triomphaient de Thanos, super-vilain ayant résolu de “rectifier“ l’Univers en sacrifiant aveuglément la moitié de son effectif. Si la létalité du Covid-19 n’atteint pas (heureusement). un aussi macabre ratio, la tentation est grande de voir dans ce fléau viral une menace aussi redoutable contre le cinéma. Contre les cinémas, et tout particulièrement en France. Pourquoi cette exception ? À cause justement de “l’exception culturelle”.

L’état des choses

Pour protéger son parc cinématographique de la concurrence d’abord télévisuelle, puis vidéographique (VHS, DVD…), de la location et enfin de tous les opérateurs Internet (VOD) — non seulement diffuseurs mais aussi souvent par obligation, coproducteurs de leurs contenus — la France a adopté dès 1980 une règle hiérarchique de diffusion des œuvres après leur première exploitation en salle. Adaptée et amendée au fil du temps, la dernière version en vigueur (21 décembre 2018) de cette chronologie des médias stipulait par exemple qu’un film ne pouvait pas être proposé à la vente moins de quatre mois après sa sortie sur grand écran… sauf s’il avait engrangé moins de 100 000 entrées après quatre semaines d’exploitation, auquel cas le délai passait à trois mois. S’ensuivait une cascade de durées correspondant à tous les modes de diffusions (différentes chaînes payantes, chaînes gratuites, VOD sur abonnement, etc.). Une mécanique bien rodée expliquant notamment que le modèle Netflix prévalant sur tous les territoires au monde (deux semaines de vie au mieux dans les salles, puis sur la plateforme) soit prohibé chez nous.

Samedi 14 mars, après plusieurs jours de tergiversations, le gouvernement décide d’étendre à l’ensemble du territoire hexagonal la mesure ayant frappé les premiers clusters déclarés (Oise, Mayenne) : toutes les salles doivent fermer séance tenante et ce pour une durée indéterminée. Une mesure inédite pour une situation insolite, qui suit celle adoptée par l’Italie le 8 mars. Si certains films ont choisi par prudence de décaler leur sortie de quelques semaines (de Miss à Mulan en passant par Pinocchio, les défections avaient pullulé dans les heures précédentes), d’autres se sont trouvés dans une situation plus dramatique “d’exploitatio interruptus“. À l’image de La Bonne Épouse de Martin Provost : sorti le 11 mars, il avait réalisé le meilleur démarrage de l’année pour un film français et pouvait espérer un résultat prometteur.

La nature a horreur du vide, le gouvernement également

Arrêt de l’exploitation, report des films annoncés dès le 18 mars, suspension des tournages en cours ou à venir… Le Covid-19 conduit à une totale mise entre parenthèse pour un à deux mois de l’industrie cinématographique, pour ne pas dire audiovisuelle. La nature, on le sait a horreur du vide ; le gouvernement également. Dans son Projet de loi d’urgence pour faire face à l’épidémie de Covid-19 (adopté depuis le 22 mars), l’article 17 propose, entre deux dérogations sociales, « à titre exceptionnel (…) que les délais fixés (…) peuvent être réduits par décision du président du Centre national du cinéma et de l’image animée en ce qui concerne les œuvres cinématographiques qui faisaient encore l’objet d’une exploitation en salles de spectacles cinématographiques au 14 mars 2020 ». Une première brèche dans la sacro-sainte chronologie des médias qui a fait s’étrangler la puissante FNCF (Fédération nationale des cinémas français), qui est rapidement montée au créneau pour défendre ses intérêts, encore plus grevés par la décision d’annuler la 21e édition du Printemps du Cinéma (prévue du 29 au 31 mars).

Arguant du fait que Dominique Boutonnat (actuel président du CNC) avait déclaré le 20 mars ne pas vouloir user systématiquement de ce pouvoir discrétionnaire, la FNCF a ainsi appelé à la même date « les salles de cinéma à soutenir, lors de leur réouverture, les films qui étaient à l’affiche le 14 mars pour leur permettre de poursuivre leur carrière en salle avec succès. » Sauf que… Dans le même communiqué, le CNC avait enjoint « à faire preuve d’innovation autant que de responsabilité ». Une petite phrase loin d’être vide de sens, puisque le CNC annonce avoir lancé pour les films non encore sortis en salles une concertation avec les représentants de la filière afin que ceux-ci puissent « être mis à la disposition du public directement sous forme de VOD à l’acte ou de DVD / Blu-Ray » — sans restitution, au passage, des aides cinémas ou financements spécifiques allouée. Le coin est enfoncé : si l’autorisation temporaire devenait pérenne, une dramatique pandémie balayerait l’une des facettes de l’exception culturelle française si longtemps et chèrement défendue par les artistes comme l’industrie cinématographique. Et Thanos croquerait Chronos…


Du grand au petit écran : entre aubaine et pis-aller

Le malheur des uns fait-il le bonheur des autres ? En clair, l’interdiction d’accès aux grands écrans faite aux films et aux spectateurs rend-il service aux plateformes et autres services de VOD ? Il faut nuancer la réponse. Les utilisateurs de Netflix, d’Amazon Prime, MyCanal, YouTube qui ne jurent que par la haute définition, risquent de tousser en apprenant que toutes ces firmes ont consenti pour trente jours à limiter la résolution de leur diffusion au SD (standard) en lieu et place du 4K ou du 1080p afin d’épargner la bande passante, très fortement sollicitée par l’impact du télétravail — et encore, les États-Unis ne sont pas encore confinés… Disney+ a, quant à lui décalé au 7 avril son lancement français (prévu le 24 mars).

La projection virtuelle sauvera-t-elle le Festival de Cannes — sa composante business ? Toujours pas annulé, en dépit des évidences (même la Mostra de Venise, placée en septembre n’arrive pas à confirmer sa tenue), le rendez-vous de la Croisette « étudie » toujours des possibilités de report en juin, juillet, et laisse entendre la tenue d’un marché du film virtuel, ce qui rassurerait les producteurs et acquéreurs comme les hypocondriaques, en sauvant les meubles.

En attendant les expériences alternatives se poursuivent : la société d’édition de DVD expérimentaux Re-Voir propose gratuitement chaque jour sur sa plateforme Vimeo à la demande un titre issu de son catalogue. Le documentaire Les Grand Voisins, La Cité rêvée, qui devait sortir le 1er avril en salles, sera visible en e-cinema en séance géolocalisée sur www.25eheure.com dans les zones où il devait être programmé — excellente initiative. La Fête du court-métrage, enfin, mute pour devenir La Fête du Court-Métrage à la maison du 25 au 31 mars. Pour y participer (et donc avoir accès à des dizaines de films répartis dans des programmes thématiques, il suffit de s’inscrire en suivant ce lien.

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