D'autres vies que les nôtres

Bande Dessinée / La BD offre au lecteur la possibilité de déménager à chaque image, en le faisant changer de case. Et quand elle est biographique, elle lui permet aussi de changer de vie. Ça ne se refuse pas, en ce moment…

Yolo. Vous frissonnez à la perspective de voire paraître à la rentrée des tombereaux de romans hermétiques interrogeant la problématique du moi physique confronté à une surface contrainte, mais ouvrant concomitamment à la verticalité abyssale de l’insondable cosmogonie existentielle ? Vous avez raison : la presse a vu éclore les premières feuilles de ces camuseries de comptoir sous les plumes soudainement bucoliques de citadins et citadines hors-sol, pressés de partager l’extraordinaire insolite de leur existence. Au moment où le pays — le monde entier — est censé partager le même quotidien reclus, d’aucuns s’empressent de nous faire comprendre que leur banalité n’a rien de commun avec la nôtre ; laissons-les à leur exceptionnelle… exception. À leurs autobiographies creuses ne cherchant même plus à se déguiser en autofictions, préférons celles et ceux qui sacrifient à l’exercice décidément plus humble de la biographie — même si, à travers leur sujet, il parlent toujours un peu d’eux-mêmes. Avec une mention spéciale pour les auteurs de BD. Parce qu’ils ont autant l’habitude de l’endurance solitaire que du travail en collaboration, cette école de modestie permanente pour l’ego. Et puis, aussi, parce que nous serons privés cette année du 15e Lyon BD Festival.

Un roi

Kent aurait quelques raisons d’être orgueilleux. Figure iconique du punk français, parolier sensible, compositeur impeccable, rocker irréprochable, humaniste, cet homme de Mars a toujours concilié activités musicales et graphiques, signant ici des BD, exposant ailleurs ses peintures. La publication de cet Elvis ombre et lumière (Seuil / Delcourt) apparaît comme une synthèse évidente de ses passions autant qu’un tribut à l’étincelle matricielle ; un “portrait chinois’ divergé, l’auteur mettant ses talents au service d’un scénariste (Patrick Mahé) pour décrire la trajectoire d’une comète plus pérenne au firmament du rock que Bill Haley, Elvis Presley (1935-1977). 42 années d’existence du King, dont près d’un quart de siècle de carrière ; la vie paradoxale d’un p’tit gars aspirant à une certaine normalité avec sa maman, propulsé star devant le monde entier. Un type dépassé par son charismatique talent, aussi attachant qu’inconséquent, dont le parcours ne pouvait que s’achever de manière brutale.

Tout a déjà été dit sur Presley, de l’avènement à la déchéance. Mahé opte ici pour une biographie de “réhabilitation“ en faisant raconter par ses proches et contemporains à un jeune candide le destin de l’idole alors que celle-ci vient de succomber, réhumanisant le bibendum à fleurs défunt. À l’objectivité historique se mêle le ressenti de ceux qui virent en lui le symbole d’une révolution tant attendue. Côté dessin, Kent rend parfaitement compte de la complexe dualité du personnage dès la couverture, par sa noire sobriété rehaussée de lettrines dorées : Elvis étant cet oxymore d’exubérance construite et d’instinct pur. Et s’il s’offre parfois quelques ruptures de ton caricaturales, son trait dynamique et son encrage demeurent plutôt réalistes, l’ajout d’aplats gris pâle, rose pastel et bleu pâle conférant une atmosphère surannée et décalée à cette tragédie d’un Icare moderne qui finit, ironie suprême, sur le trône, mais aussi doublement reclus à Graceland et Graisse-land.

Une reine

On pourrait parler d’un travail de bénédictine en soupesant, puis parcourant, les 176 pages ouvragées par Marie Avril et consacrées de la tumultueuse existence de Sarah Bernhardt (1844-1923). Scénarisé par Eddy Simon, Divine vie(s) de Sarah Bernhardt (Futuropolis) rappelle dans l’esprit ces biographies au long cours signées Catel & Boquet (Olympe de Gouges, Kiki de Montparnasse…) comblant quelques béances dans l’historiographie des illustres, comptant si peu d’ouvrages consacrée à des femmes. Femme, Sarah Bernhardt l’était assurément, affirmant un désir d’indépendance et d’égalité de droits avec la gent masculine propre à courroucer le patriarcat moustachu à huit-reflets du XIXe siècle agonisant. Adulée pour son talent ou son indéfectible courage patriotique, haï pour son caractère et sa judéité, muse ou protectrice d’artistes essentiels (Hugo, Rostand, Mucha…), dévouée à son art jusqu’à la consomption, Sarah Bernhardt fut en somme la première star internationale française — une super Adjani croisée méga Cotillard.

On est toutefois partagé à la lecture de cet album ne rendant pas justice au trait de l’illustratrice. Quel singulier contraste en effet entre les pleines pages offertes en tête de chapitre — superbes réalisations à l’aquarelle et à la gouache dans l’esprit des affiches d’époque — et les autres planches conçues sur tablette numérique, aux couleurs étrangement vaporeuses.

Un fou

Alors que Efix vient de donner le libre accès sur son compte Facebook à une part non négligeable de son œuvre passé (l’intégrale de sa série Mon amie la Poof par “tranches“ de dix pages quotidiennes et son adaptation de Pagnol Le Schpountz, parue chez Grand Angle), évoquons son dernier opus paru chez le même éditeur, cosigné par le scénariste Courty. De biographie, il n’est pas vraiment question, sauf si vous savez lire entre les cases. Pierre-Jean Rochielle, le héros de Avec ou sans moustache ?, est un comédien sexagénaire ayant jadis appartenu à la troupe des Copains d’abord. Plongé dans une misanthropie féroce depuis des années, il refuse de répondre à la sollicitation de ses anciens comparses réunis pour une énième suite… Jusqu’à ce que naisse l’idée de se faire passer pour le sosie de lui-même, après s’être rasé la moustache…

Quelque part entre Marielle et Rochefort, à la croisée des Bronzés et d’Un éléphant ça trompe énormément, saupoudré d’apparitions aisément identifiables par leurs prénom ou leur minois (Stéphane Audran, Jacques Balutin, Anouk Aimée…), cet hommage au cinéma français rappelle l’intrigue d’Un rôle en or, épisode d’Amicalement vôtre où Brett Sinclair (Roger Moore) se faisait passer pour lui-même. Allusif en diable, sur un mode pétillant et fantaisiste, cet album où s’épanouit le trait rond et virtuose d’Efix offre le même plaisir de lecture (et les mêmes planches débordantes de détails saugrenus) que ceux de Maëster ou Gotlib. Avec, en sus, une lumière dans la couleur qui réchauffe le cœur. Quant au fait qu’une partie signifiante de l’histoire se déroule dans le quasi huis clos d’une villa, il trouve une résonance disons… cocasse.

Un tour

On ne saurait refermer cette page sans évoquer le prolifique Didier Tronchet, dont la dernière livraison en date suscitera quelques remembrances à ses lecteurs fidèles — ou une élucidation pour celles et ceux n’ayant de son cosmos artistique qu’une vision parcellaire. Digression dessinée de son roman La Chanson fantôme (que l’auteur met gracieusement à disposition sur son site), Le Chanteur perdu (Dupuis / Aire Libre) s’apparente à une incessante navigation entre semi-fiction et autobiographie. Tronchet se dissimule à peine derrière le narrateur — un bibliothécaire “profitant“ d’un burn out pour chercher jusqu’à l’autre bout du monde un chanteur contestataire ayant illuminé ses années de jeunesse. Une enquête sans méthode, dans la grisaille contemporaine hexagonale et la brume sépia des souvenirs, où le limier élimé croise Pierre Perret, puis le fer avec son idole défraîchie. Où il comprend, surtout, qu’il n’y a pas d’âge pour s’initier, se trouver et… s’accomplir.

Exécuté avec une palette restreinte mais experte ; complété par un bref entretien révélant la part intime réelle de ce voyage, l’identité du mystérieux aède des seventies, mais également par des bonus sur le site de l’artiste, Le Chanteur perdu offre en sus un contrechamp à son récent diptyque roman-BD Robinson et fils décrivant les tribulations beckettiennes d’un père et de son fils sous les cocotiers. L’œuvre de Tronchet est ainsi faite de superpositions et de résonances ; de dualités aussi. Volontiers enclin à une cocasserie potacherie post-dadaïste, l’auteur ne craint plus de dérouler ces mélodies mélancoliques, sous-thème qu’on devinait jadis à l’arrière-plan des avanies de Jean-Claude Tergal et consorts. Paradoxalement, ces ballades sensibles offrent au bout du compte de bien meilleures perspectives d’avenir à ses protagonistes. Comme si Tronchet était gagné par une forme d’optimisme… fataliste. Puisse-t-il être contagieux !

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