Filastine et l'Arka Kinari, Lost in Pacific

Story / On connaît bien par ici cet illustre pensionnaire du label lyonnais Jarring Effects, Grey Filastine, musicien et activiste américain autant que citoyen du monde, installé désormais à Barcelone. Moins peut-être son projet de tournée mondiale verte mené avec sa compagne, la musicienne et artiste Nova Ruth, aux commandes du bateau-scène Arka Kinari. Lequel lui vaut, à lui et son équipage, d'errer au milieu du Pacifique avec nulle part où accoster pour cause de confinement mondial des frontières. Récit de cette ubuesque aventure nautique malheureusement toujours en cours, aux rebondissements dignes d'un roman.

Vous pensiez avoir vécu l'aventure de votre vie en étant confiné à la campagne avec belle-maman, dans un 50m2 avec votre progéniture et les programmes de CM2 et de Seconde, ou même seul en tête à tête avec Netflix et 18 litres d'alcool ? Attendez de lire celle qu'est en train de vivre l'équipage de l'Arka Kinari, une goëlette de 1947 quelque peu pimpée en mode durable par un des fameux pensionnaires du label lyonnais Jarring Effects, Grey Filastine et sa musicienne de compagne Nova Ruth. Depuis le mois de février, le musicien et son équipage composé de six personnes de nationalités diverses (américaine, portugaise, britannique, française, espagnole) sont "coincés" en plein milieu du Pacifique sans nulle part où accoster pour cause de lock-out mondial.

La mésaventure a commencé comme une aventure tout court, plutôt très belle en plus, lorsque Grey Filastine et Nova Ruth se questionnant sur le bilan carbone de leurs tournées, optèrent pour un(e) tour(née) du monde avec ce bateau-scène capable d'accueillir et de projeter des shows musicaux et multimédia dans les villes portuaires qui voudraient bien les accueillir. L'idée étant comme le dit Grey « d'essayer d'imaginer la vie post-carbone, la lutte et l'engagement de l'humanité face au changement climatique, et la protection d'une des dernières entités communes, l'Océan. » Projet « subversif, immersif et partiellement submergé, l'Arka Kinari sonne l'alarme de la crise écologique, promouvant le vie nomade, pour un future aride et sans frontières » ajoute-t-il pour dérouler un programme très concerné par l'avenir de la planète.

Voilà quelques mois que l'Arka Kinari ("l'arche de Kinari", déesse des mythologies bouddhiste et hindouiste, mi-humaine, mi-oiseau, gardienne de l'arbre de vie) a entamé un sea-trip inauguré à Rotterdam, où se trouvait le bateau battant pavillon néerlandais, avec une première étape à Douarnenez fin août. En quelques mois, le projet avait pu rôder ses performances sur les côtes européennes, africaines (Canaries) et latino-américaines (Panama, Mexique). En février, l'Arka Kinari s'apprêtait à rejoindre les communautés isolées de l'Indonésie, d'où est originaire Nova Ruth, pour un nouveau slow-touring dont le coup d'envoi devait être donné ce mois de juin.

Au moment de quitter le Mexique, le 21 février — sans Nova, rentrée en Indonésie pour préparer l'arrivée de l'Arka Kinari — et de mettre le cap sur l'Asie, l'équipage était bien sûr au courant de l'apparition du Covid-19 en Chine, le virus commençant à peine à arriver en Europe. Mais sans être davantage inquiets que nous l'étions nous-mêmes alors. « Loin de nous avoir alarmé à notre mouillage mexicain d'Acapulco, explique Yann Willard, seul membre français d'un équipage que nous avons pu joindre par mail, nos préoccupations à ce moment précis étaient de préparer le bateau pour le passage du Pacifique (provisions, entretiens du gréement...). »

Le Hollandais volant

C'est ensuite que, comme pour le reste du monde, les choses ont commencé à plonger dans les abîmes de l'absurde et que la tournée de l'Arka Kinari s'est changée en Odyssée ulysséenne mâtinée d'un remake bien réel des aventures légendaires du plus célèbre des vaisseaux fantômes, avec lequel l'Arka Kinari partage sa nationalité : Le Hollandais Volant.

« La pandémie nous a frappé dans toute son immensité au milieu du pacifique. Alors que nous nous adaptions tranquillement au rythme des quarts, nous avons commencé à recevoir des mails de nos familles, toutes en quarantaine et des informations sur la fermeture systématique de leurs pays respectifs et des îles autour de nous : Cook, Noel, Marshall. » Faisant route vers des îles Marshall encore bien trop lointaines, l'équipage demande alors un arrêt d'urgence à Hawaïï, plus proche, profitant des passeports américains de Grey Filastine ou Ben Blankenship pour obtenir un visa d'un mois, valable jusqu'au 6 mai, utilisant les quatorze jours de quarantaine à préparer le bateau « pour des horizons plus qu'incertains », planifiant sa route et opérant un réapprovisionnement suffisant pour tenir « un siège de trois mois dans l'immensité du Pacifique. »

Le fait que les différents archipels à croiser (Marshalls, Micronésie, Mélanésie) soient vierges de toute contamination va contribuer à rendre plus difficile encore le périple de l'Arka Kinari : hors de question de prendre le moindre risque exogène pour ces îles se bouclant à double tour, quand bien même l'équipage est de fait en auto-quarantaine depuis son départ du Mexique : « leurs frontières, explique Yann Willard, sont complètement hermétiques, ni vol, ni bateau, dans certains cas le rapatriement des expatriés a pris plus de deux mois avec la mise en place de systèmes d'isolation extrêmement complexes. Vous comprendrez donc qu'ils n'allaient pas faire une exception pour un equipage international voyageant jusqu'en Indonésie. »

Pour autant l'équipage n'en est pas encore à s'alarmer, se livrant même à des paris internationaux pour déterminer lequel de leurs pays respectifs serait, par le truchement de leurs ambassades, le plus rapide à lui venir en aide. N'hésitant pas à glisser de la demande formelle à des formulations plus poétiques. À ce petit jeu, la France ne sera pas en reste puisqu'elle met alors l'Arka Kinari en contact avec la marine nationale pour obtenir des informations "plus qu'utiles" sur... la piraterie internationale, autrement plus dangereuse en ces no man's lands que le Covid-19. Ainsi que sur de potentiels circuits de ravitaillement et l'évolution du Covid en Indonésie. « Si vous devenez un jour un paria des mers, refusé à chaque frontière et que vous souhaitez l'aide de votre ambassade, citez Baudelaire, ils seront agréablement surpris et leur réponse n'en seras que plus aimable » plaisante Yann Willard. Ce qui est bon à savoir et rassure quelque peu sur le pouvoir de la poésie classique même dans les pires situations.

Arbre à pain et chasse à la langouste

Là encore, malgré le contexte et les dangers, bien visibles eux, cités plus haut, l'équipage garde son calme car même en soustrayant le contexte sanitaire mondial, la traversée du Pacifique ne tient pas vraiment de la balade en pédalo : « avec ou sans pandémie, ce voyage reste une longue période d'isolement. Nous nous étions réapprovisionnés à Hawaïï avec un mois et demie de produit frais, deux mois de sec et de conserve, trois mois en tout. Nous avons aussi un dessalinisateur à bord nous permettant de produire notre propre eau douce. » Bref, la vie quoi, qui suit son cours, l'équipage ayant appris à vivre ensemble depuis septembre dernier au fur et à mesure qu'il laissait derrière lui de « longs mois de grand bleu. »

Il s'autorise même une halte sur une île déserte pour cueillir quelques fruits de l'arbre à pain familier des amateurs de Koh-Lanta, des noix de coco et pêcher poissons, crabes et langoustes « bien entendu (sic) chassés au harpon » avec des flèches manufacturées dans l'atelier de métallurgie de l'équipe, qui permettra aussi de bricoler cannes à pêche et appâts. Quand on vous dit que notre confinement à l'européenne à côté, c'est une vague micro-sieste, il commence à vous être permis de le croire.

D'autant plus qu'en dehors de ces tranches de vie rêvée, des problèmes plus sérieux viennent plomber sérieusement cette vie de carte postale. Car si le navire vogue essentiellement à la force du vent — c'est même un peu le principe de cette tournée verte —, il n'en est pas moins muni pour les cas d'urgence et pour les manœuvres d'accostage d'un moteur qu'une petite fuite d'huile rend particulièrement gourmand. Or l'équipage ne dispose ni de pièces de rechange ni donc de l'abri d'un port pour évaluer plus précisément les dégâts.

Pour ne rien arranger, leur traceur de navigation [NdlR, appareil qui intègre les données GPS avec une carte nautique électronique] est en panne, le bateau de 70 tonnes se dirigeant non pas au doigt mouillé mais à l'aide d'...iPhones et de cartes à l'ancienne (ce qui pour le commun des mortels revient au même) : « nous naviguons actuellement dans les eaux micronésiennes, à un mois de navigation du premier port indonésien. Le vent des alizés (est, nord-est) est consistant mais à mesure que nous nous rapprocherons de l'équateur, nous rencontrerons des vents faibles et variables appelés pot-au-noir ou doledrums par les marins. » Le pot-au-noir, toute personne ayant eu vent, sans mauvais de jeu de mots, des tours du monde à la voile, connaît la chose : synonyme d'interminables surplaces.

L'atoll nucléaire

Fin mai, l'équipage de l'Arka Kinari est tenté d'accoster sur le Johnston Atoll, un territoire américain jadis utilisé pour des essais d'armes nucléaires et entreposer armes chimiques mais sans réponse à leur appel, a préféré ne pas violer la zone de sécurité de trois milles qui l'entoure. Et peut-être ne pas contrevenir à ses convictions en abordant une décharge de déchets nucléaires. Ajoutez à cela que la saison des typhons s'apprête à montrer le bout de son très gros nez et vous avez une vue d'ensemble sur les joies d'être coincé au milieu du Pacifique.

Et même si les nouvelles arrivent enfin d'un déconfinement progressif du monde via leurs familles, il se trouve que l'Indonésie et l'Asie du Sud-Est ayant un mois de retard sur la fermeture des frontières, il en va donc de même pour leur réouverture. Les provisions, elles, commencent à fondre comme neige au soleil tropical (il reste essentiellement des produits secs tels que le riz).

Pour l'heure, l'entrée et le débarquement des étrangers non résidents sont formellement interdit dans le pays mais toute la bande reste résolument optimiste (c'est une philosophie de vie que l'optimisme à tout crin). Au point que lorsqu'on lui demande ce que cette petite bande de Robinsons aquatiques fera une fois les pieds sur terre, Grey Filastine nous répond que leurs contacts indonésiens essaient de déterminer avec le gouvernement quand il leur sera possible de commencer la tournée sud-asiatique pour laquelle ils ont traversé le Pacifique. Ou même comment ils pourraient « être utiles par d'autres moyens. » Avec l'idée d'utiliser la tournée et ses différents événements pour sensibiliser le public au comportement sanitaire à adopter durant la pandémie (comme partir s'isoler au milieu du Pacifique, oserait-on ironiser) et distribuer du matériel médical dans les régions les plus isolées visées au départ.

À l'heure où nous écrivons ces lignes, Grey nous informe « qu'aucune promesse n'a pour l'heure été formulée par les autorités indonésiennes de pouvoir accoster mais qu'au moins le dialogue était ouvert, ce qui n'est déjà pas si mal. » La veille, ajoute-t-il, le mercredi 17 juin, l'équipage de l'Arka Kinari venait de se voir officiellement dénier l'accès à la Mélanésie et se trouvait dans l'attente d'une réponse de l'île de Guam, possible issue à cette odyssée en définitive plus kafkaïenne qu'homérique.

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