Lilian Auzas : Ein Berliner

Portrait / Avec son quatrième roman, Nina Hagen interprète Bertolt Brecht, l'auteur lyonnais Lilian Auzas poursuit une œuvre singulière qui se penche sur les destins de grandes figures féminines berlinoises. Et les délivre d'un certain nombre de malentendus.

Quand on a grandi dans les années 80 avec une télé à trois chaînes, on peut n'avoir vu Nina Hagen que comme une Gorgone punk, un happening peinturluré sur pattes, juste bonne à choquer le (petit) bourgeois et un animateur généralement emballé de tergal. Ignorant qu'au minimum elle tentait là de reprendre avec force gesticulations et grimaces un pouvoir d'expression trop longtemps confisqué par la phallocratie : en effrayant les hommes. Et plus encore que ce sympathique petit cirque charriait aussi tout un pan de l'Histoire d'une Allemagne reconstruite à la va-vite et en double sur les cendres du nazisme, entre rêve européen et mirage d'un universalisme socialiste échoué dans la réclusion. Au milieu : un mur. Du mauvais côté duquel était née Nina.

Cela Lilian Auzas, qui vient de consacrer à la diva punk allemande son troisième roman biographique, Nina Hagen interprête Bertolt Brecht, l'ignore aussi lorsqu'il la découvre de la même façon à l'âge de huit ans. Mais lui est immédiatement fasciné. « C'était au journal de France 3 avec Hervé Claude lui disant "vous avez l'air beaucoup plus assagie", alors qu'elle est fardée, habillée n'importe comment, les cheveux roses. Elle le regarde l'air de dire "je ne sais pas ce qu'il te faut". »

Clown lettré

Ce n'est pourtant pas tant l'excentricité de cette drôle de dame qui marque le jeune Lilian qu'une « voix très douce », en parfaite contradiction avec ce timbre puissant et outré qui ponctue ces disques qu'il écoutera bientôt religieusement. S'il avoue ne pas tout valider dans une discographie versatile, ces perpétuels changements de pied sont pour lui la preuve que Nina Hagen est « une artiste jusqu'au bout ». Ce qui en Allemagne la fait passer pour une douce foldingue « qui fait partie des meubles et que plus personne n'écoute. »

En fan accompli, Lilian Auzas mesure, lui, la complexité du personnage et de la femme qui ne font en réalité qu'un : « quand je l'ai rencontrée je me demandais si elle était vraiment comme ça dans la vraie vie ou si elle jouait un rôle ? En fait elle est réellement comme ça, tout le temps. Et a toujours répêté : "les gens ne comprennent pas que je suis un clown, ce n'est pas de la provocation, c'est une manière d'éveiller les gens et ça passe par l'humour". » Beaucoup d'Allemands ignorent de fait que Nina Hagen est une femme éprise de culture.

Sa mère jouant dans la compagnie de Bertolt Brecht, son beau-père Wolf Biermann, poète et dissident, lui à appris le goût de la révolte et surtout des mots. Ainsi, dans l'ignorance générale, saupoudre-t-elle ses textes de vers de Goethe, Heine... Et de Brecht donc. Dont Lilian Auzas a tenu à souligner l'importance dans un ouvrage qui, s'il est une œuvre biographique, l'est à l'aune du rapport entretenu par Nina avec le dramaturge qu'elle a connu, joué, et même chanté jusque sur la scène de l'Opéra de Lyon, il y a deux ans, lors d'une tournée anniversaire.

Là est d'ailleurs née l'idée du livre : « mon éditeur, Hippocampe, lançait une collection où l'on traite d'un artiste, mouvement ou œuvre avec un angle bien précis. Je lui avais soumis cette idée, ayant toujours voulu écrire sur elle. J'ai contacté Nina Hagen et elle a accepté de répondre à mes questions lièes à Brecht. Je pense qu'elle a apprécié qu'on s'intéresse à elle sous un angle différent. » Au passage l'auteur redécouvre alors Brecht que pour le peu qu'il en connaît il ne goûte guère, découvrant « des pièces incroyables comme La Vie de Galilée ou Sainte-Jeanne des Abattoirs. »

Trois femmes puissantes

Surtout l'auteur met à jour tout un pan de la personnalité de Nina Hagen pour qui Brecht est « une figure tutélaire, un dieu : elle s'est éduquée à travers lui et Wolf Biermann. » Et en a développé une appétence plus que prononcée et toujours sincère pour la dissidence, qui lui vaut d'être expulsée de RDA très jeune : « on pourrait croire que ses combats contre le nucléaire ou pour la protection des animaux sont des lubies d'artistes mais chez elle c'est viscéral et sans doute née de son enfance et de ses combats en Allemagne de l'Est. Elle se bat toujours jusqu'au bout. » se réjouit l'auteur. C'est d'ailleurs une constante des sujets de ses romans biographiques tous consacrés à des femmes puissantes (et allemandes) dans un monde d'hommes, qui conquièrent leur liberté à des époques charnières de l'Histoire de l'Allemagne.

La première, grâce à laquelle il entre en littérature, n'est pas la moins controversée. Étudiant en histoire de l'Art, après avoir consacré un mémoire aux sculptures qui ornent les étriers de poulies des métiers à tisser pour hommes dans deux populations de Côte d'Ivoire (peut-on faire plus précis ?), il s'ouvre à des choses plus contemporaines, travaillerait bien sur les photos africaines de Leni Riefenstahl dont il a découvert les mille vies, à 14 ans dans un documentaire hypnotique : « actrice, danseuse, pilote d'avion, plongeuse à plus de 70 ans, elle avait 100 ans lorsqu'est sorti son film sur les fonds marins ». Problème : la plus connue des vies de Riefenstahl a fait d'elle la cinéaste officielle du régime nazi. Inutile de dire que les profs ne sont guère enthousiasmés par un tel sujet de recherche. L'un d'eux finit par accepter un mémoire sur « l'antiquité revisité dans le film Olympia. »

Une monographie est ensuite envisagée avec un éditeur strasbourgeois mais cette femme-là mérite bien un roman. Et c'est bien un roman qui est envoyé chez Léo Scheer. Réponse favorable une semaine plus tard. Vient ensuite le livre publié, il y a deux ans sur Anita Berber, figure du Berlin de l'entre-deux guerres, danseuse (souvent nue), toxicomane, dévoreuse d'hommes qui consumera son existence jusqu'à pratiquement mourir sur scène à l'âge de 29 ans.

Jésus, Ovni et African Reggae

Lilian Auzas l'avoue sans peine : il trouve, sans paternalisme aucun, ces parcours de femmes bien plus intéressants que ceux de bien des hommes : « il faut imaginer ce que c'était que d'être réalisatrice-productrice à l'époque de Leni Riefenstahl. Ou une Nina Hagen qui un soir de 1979, en direct à la télévision autrichienne, explique au public comment se masturbe une femme. » De fait, d'un livre à l'autre, et c'est ce qui rend son travail passionannt, Lilian Auzas s'empare toujours de figures féminines facilement réductibles — la cinéaste des nazis, la danseuse dépravée, la punkette décérébrée — mais pour mieux en cerner les complexités et livrer une vérité irréductible, elle.

Et l'auteur de revenir sur le malentendu Hagen dont la force des messages souvent politiques — savait-on qu'African Reggae dénonce l'excision entre deux yodel ? — a trop souvent été brouillée par ses délires sur les OVNI et sa rencontre (en personne) avec Jésus : « le problème c'est qu'elle en a parlé de manière très enfantine. Mais quand on connaît sa vie, on comprend la logique, on voit qu'il y a une pensée, un chemin. Ce livre, comme ceux sur Riefenstahl, que je trouvais trop facile de résumer à un monstre, et Berber, à une femme légère, m'a permis de mieux la cerner et de comprendre que derrière ses coups de folie il y a une vraie volonté de comprendre et de transformer le monde. »

Au fond ces trois Parques sont l'essence-même de Berlin, cette ville-monde plus qu'allemande. Et c'est bien là, si d'aventure on se posait la question, que réside le tropisme allemand de l'auteur qui, enfant fut marqué à vie par les images de la chute du Mur : Berlin. Dont la plus allumée des représentantes symbolise la spectaculaire métamorphose : « Nina a vraiment fait du bien à Berlin et à l'Allemagne. Il y avait après la guerre un conservatisme terrible, il fallait être rangé, ne pas faire parler de soi. Elle a bousculé tout ça des deux côtés du mur. Ça a fait libéré une génération. À la fin des années 70, les ados berlinois ont dû se dire : "enfin, il se passe quelque chose." » Cela, quiconque l'a entraperçue une fois dans sa vie ne peut le nier : avec Nina Hagen il se passe toujours quelque chose. Et souvent beaucoup plus.

Lilian Auzas, Nina Hagen interprête Bertolt Brecht (Hippocampe / Les Singuliers)

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